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Alfâ Ibrâhîm Sow (éd.)
La Femme. La Vache. La Foi. Ecrivains et Poètes du Fuuta-Jalon

Classiques africains. Paris. Julliard. 1966. 375 p.


Introduction


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Ces temps derniers, des administrateurs, des sociologues, des linguistes et autres chercheurs africanistes européens ont contribué, dans une large mesure, à découvrir et à diffuser ce que certains d'entre eux ont appelé « folklore africain » et d'autres, semble-t-il à plus juste raison, « littératures orales d'Afrique noire ». Ainsi, légendes et traditions, contes et fables, chants populaires, proverbes et devinettes ont été recueillis, traduits dans les langues européennes et publiés.
En revanche et malgré les recherches de quelques pionniers, les littératures traditionnelles écrites restent, pour l'essentiel, à découvrir. Il va sans dire que de telles littératures ne présentent nulle part, en Afrique noire, les dimensions des littératures européennes, arabes ou asiatiques. Elles expriment ou traduisent pourtant une culture profonde qui, pour les Africains, n'a pas moins d'intérêt que l'expérience des littératures négro-africaines d'expression européenne.
Elles doivent essentiellement leur existence à l'islamisation du continent noir à partir du IXe siècle et aux bouleversements sociaux qui résultèrent des conquêtes musulmanes : migrations et brassages de peuples, luttes religieuses, nationales et économiques.
Avec l'Islam et l'éducation coranique, en effet, les peuples musulmans d'Afrique noire apprennent l'écriture arabe dont ils se servent notamment à partir du xviiie siècle pour fixer leur propre langue. Tel quel, l'alphabet arabe ne pouvait être qu'approximatif et il fallut, par l'usage de signes diacritiques appropriés, suppléer avec plus ou moins de bonheur à ses imperfections pour transcrire les phonèmes spécifiques aux langues africaines ou, en tout cas, inconnus de l'arabe.
Le besoin de diffuser et d'expliquer les dogmes et la morale islamiques à la grande masse des illettrés conduisit l'aristocratie cultivée et pieuse à utiliser cette graphie nouvelle pour composer des poèmes dans les langues africaines. Parallèlement à la transformation de l'Islam en religion populaire et en force politiqueet nationale, se développa petit à petit, dans les sociétés musulmanes du continent africain, une littérature pieuse et édifiante.
Ainsi, les Songhays, Mandingues, Peuls, Haoussas, Wolofs, Djermas… nous ont laissé de nombreuses œuvres écrites non seulement en arabe, mais encore dans leurs propres langues en transcription arabe. Malgré les bouleversements imputables à la colonisation, cette tradition se perpétue encore de nos jours, même si ces écrivains et leurs œuvres demeurent inconnus en dehors de leur terroir. Des raisons économiques, géographiques, des faits historiques et sociologiques rendent ces littératures plus ou moins variées et abondantes. Les oeuvres écrites en swahili, en pular-fulfulde et en haoussa sont plus nombreuses que celles écrites dans les autres langues africaines. Il n'empêche que, d'une nation à une autre, les problèmes posés par ces littératures musulmanes demeurent relativement semblables.
L'exemple pular du Fuuta-Jalon, auquel nous consacrons la présente étude, n'est donc pas unique dans le Soudan musulman. Des recherches faites sur d'autres langues en donneront plus d'une preuve dans les années à venir.
Tout d'abord, quels sont ces écrivains ? Y a-t-il un métier d'écrivain? Quelle fut, au cours des âges, la condition de l'écrivain au Fuuta-Jalon ? Ensuite, comment se présentent, se conservent et se diffusent les œuvres ? A quelles intentions répondent-elles ? Quelles sont leurs caractéristiques, leur valeur et quelle peut être leur destinée ?

1. Les écrivains

Conquise par l'Islam, « l'aristocratie du livre » — ces termes sont de Amadou Hampâté Bâ — acquiert lentement mais solidement la langue et l'écriture arabes, la religion et la culture islamiques. Il se forma ainsi, à partir du XVIIe siècle, une élite musulmane de doctes, de professeurs et d'étudiants, dont le niveau culturel, replacé dans son milieu et son contexte historique, est très élevé. Ils écrivent et lisent avec facilité l'arabe classique, traduisent et commentent en pular les textes islamiques ainsi que les auteurs arabes les plus difficiles… Enfin, ils s'adonnent eux-mêmes à des travaux de poésie, de littérature et de théologie d'une grande valeur littéraire.
En s'instruisant, « l'aristocratie du livre » valorise l'instruction et la religion jusqu'à en faire, au détriment des « aristocraties de la lance et de la houlette », les fondements théoriques du droit de cité. Tout se passe comme si la hiérarchie sociale était un mandarinat. Les titres correspondent presque toujours à des grades de lettrés : cheikh, almaami, walii, alfaa, karamoko, tierno… Il est donc difficile, au Fuuta-Jalon, de séparer littérature, Islam, histoire politique et culturelle ou de distinguer l'écrivain du professeur, le professeur du docte musulman, du jurisconsulte, du missionnaire-prêcheur et du souverain, puisque tous portent les mêmes titres et jouent, dans la société, des rôles parfois confondus.
Écrire n'est point un métier ; c'est un divertissement. On écrit dans la mesure où on en a le désir et le temps. On écrit pour passer le temps, par plaisir.
Mais voici qu'au cours du XVIIIe siècle, la conquête islamique crée de nouveaux devoirs à l'intelligentsia. Il faut diffuser les principes et les dogmes de la religion musulmane. Il faut effrayer et séduire, il faut convaincre une population ignorante, l'arracher à son paganisme ancestral et l'amener à penser, agir et réagir selon les commandements de l'Islam. Le besoin se fait alors sentir de recourir à la langue pular pour parvenir à ces fins.
Lecture et écriture devinrent la conquête de tous les hommes libres de la société et servirent, dans bien des cas, à les distinguer des « serviteurs » et des castes d'artisans (ñeeño). Pour rester dans l'entourage des princes, les griots se virent obligés de s'instruire, tant le mouvement était général et irrésistible. Un grand contingent parmi ceux qui, paysans, éleveurs, artisans, se contentaient autrefois d'improviser au gré des circonstances et de subir le sort commun des poètes de la littérature orale, ont pu ainsi écrire leurs œuvres, les fixer et les élaborer mieux. Ce mouvement eut des répercussions profondes dans notre littérature à laquelle il imposa, non seulement une orientation nouvelle, mais encore un contenu plus diversifié. Il fit rentrer notamment la Femme, la Vache et la Nature dans les préoccupations de la poésie et, dans une certaine mesure, obligea les lettrés musulmans à évoluer. Mais les paysans-poètes devaient, pour écrire, abandonner leurs activités économiques traditionnelles, n'ayant pas, comme l'aristocratie, des « serviteurs » pour s'en occuper à leur profit. Il leur fallait aussi disposer de moyens monétaires suffisants pour se procurer le papier nécessaire afin de recueillir leurs œuvres. Il leur était cependant impossible de vivre de leur plume au sein d'une société arriérée où n'existe ni mécénat ni grand public en dehors de l'aristocratie.
Les inégalités économiques et sociales créent ainsi des inégalités devant la culture et la création littéraire écrite an détriment des ruraux et des « castes inférieures ». La condition objective de l'écrivain entrave par conséquent l'éclosion et le développement d'une littérature écrite réellement nationale. Le métier d'écrivain demeure l'apanage d'une élite qui écrira pour se divertir, pour passer le temps ou par devoir religieux.

2. Les oeuvres

Il paraît normal que les productions de tels écrivains ne survivent pas à leurs auteurs ou ne se diffusent pas au-delà d'une province ou d'une région. Mais n'y a-t-il pas, dans ces ceuvres elles-mêmes, quelque chose qui explique leur sort commun ?
Chaque village de l'ancien Fuuta se rattachait à une cité de culture où l'on enseignait la grammaire et la poésie arabes, le droit musulman, la théologie ou l'exégèse. Parmi les foyers culturels les plus célèbres du siècle dernier, citons dans le Fuuta central et dépendances (Hakkunde-Maaje e Limodal) les cités de Dalabaa, Fugumbaa, Kebaali, Dinguiraaye et Gombaa; dans le Bas-Fuuta (Ley-Pelle), Fooduyee-Hajji, Laaminiyaa et Timbo; dans le Haut-Fuuta et dépendances (Dow-Pelle e Limodal), les cités de Koyin-Misiide et de Kollaaɗe, de Dalen, Mombeya, Kankalabe, Daara-Labe, Labe-Ɗeppere, Kula, Zaawiya, Tubaa et le Ndaama, Jaari, Sagale, Maasi et Bantinhel.
Le Haut-Fuuta et ses dépendances comprenaient les régions les plus riches, les plus lettrées, les plus civilisées du Fuuta-Jalon. Ici, en effet, la bonne éducation, needi, la religion, diina, l'instruction, gandal, et la considération pour l'intellectuel sont si profondément ancrées dans les cœurs et dans les mœurs qu'elles ont pu résister à toutes les vicissitudes dynastiques et à toutes les idéologies. Le mandarinat du Haut-Fuuta, l'un des plus anciens du pays, s'est non seulement perpétué, mais a gardé aujourd'hui encore sa cohésion et jouit d'une haute réputation. De très bonne heure, il entretient des relations étroites avec les lettrés les plus célèbres du Ɓundu, du Sénégal, du Fuuta-Tooro et du Maasina ainsi qu'avec les marabouts du sud saharien, Kounta et Cheikh Sîdiyâ notamment 1.
Les manuscrits sont conservés en général dans les grandes familles de ces foyers culturels. Et même si les descendants ne continuent pas le travail d'un lointain ancêtre écrivain, ils conservent avec respect les ouvrages, manuscrits et correspondances trouvés dans sa bibliothèque personnelle et n'acceptent presque jamais de se départir de ce qu'ils considèrent comme des secrets et des biens familiaux. De nombreux et précieux manuscrits disparaissent ainsi, détruits au cours des incendies et des inondations, ou dévorés par les termites… Avec ces manuscrits disparaît souvent l'œuvre de l'écrivain dont il n'existait qu'un unique exemplaire. L'absence de tout éditeur et le manque de papier sur le marché local limitent les possibilités de multiplier le nombre de manuscrits. Les auteurs utilisent quelquefois les services bénévoles d'un scribe, généralement étudiant ou élève chez eux. Celui-ci n'arrive pas toujours à déchiffer le texte initial et substitue aux mots et expressions qu'il ne comprend pas des mots et expressions de sa propre invention et, dans la mesure où l'auteur n'a pas eu le temps de vérifier la copie, crée ainsi de nombreuses variantes que l'on retrouve fréquemment dans ces manuscrits.
La langue autrefois utilisée de façon générale pour toutes ces œuvres était l'arabe classique, qui reste encorc la seconde langue littéraire des écrivains d'aujourd'hui. Les besoins de la conquête islamique du XVIIIe siècle amenèrent les clercs à utiliser le pular/fulfulde comme langue littéraire. Le passage d'une langue à l'autre s'est accompagné de l'expression d'une volonté nationale d'affirmation, d'un désir d'autonomie culturelle. C'est notamment le cas pour le grand maître Tierno Muuhammadu Samba Mombeya qui écrit en introduction de son œuvre le Filon du bonheur éternel :

J'expliquerai les dogmes en langue peule
Pour t'en faciliter la compréhension ; en les entendant, accepte-les.
A chacun, en effet, sa langue seule lui permet
De comprendre ce que disent les Originaux.
Nombreux, parmi les Fulɓe, doutent de ce qu'ils lisent
En arabe et demeurent ainsi dans l'incertitude 2

Toutefois, ou trouve, dans beaucoup de manuscrits rédigés en pular, l'introduction, la conclusion et les cominentaires marginaux en arabe. Cela concerne presque toujours les exemplaires personnels des écrivains ou les œuvres qui n'existent qu'en un seul exemplaire. Les scribes, en effet, n'ont pas les connaissances et le temps nécessaires pour reproduire tout cela. Souvent, lefuffiulde des manuscrits a plus ou moins vieilli et emprunte à l'arabe des mots non encore adoptés par la langue populaire. La syntaxe archaïque et certaines licences poétiques assez audacieuses déroutent parfois l'auditeur moyen qui ne saisit de quelques paragraphes que l'idée générale.
Les œuvres s'adressent essentiellement aux masses illettrées et aux femmes. Aussi consistent-elles généralement en poèmes courts et bien sentis, que l'on chante, que l'on écoute et qu'on apprend facilement par cœur.
Les lettrés recourent toujours la métrique arabe et, selon qu'il s'agit d'une épopée religieuse, de la relation d'une solennité ou d'un poème de circonstance, le mètre arabe emprunté varie. Il faut dire que le souci des poètes peuls reste avant tout de se faire comprendre du lecteur ou de l'auditeur pullo, ce qui les amène à sacrifier presque toujours la correction du vers à la clarté de l'expression.
Il existe enfin, en quantités réduites, des manuscrits en prose rythmée par séquences, dont la diction et la compréhension exigent du lecteur beaucoup plus d'attention et de connaissances.
Peu de ces œuvres atteignent les dimensions d'une œuvre des littératures européennes. Destinées à être chantées et apprises par cœur, elles ne dépassent la moyenne de cent vers que dans des cas exceptionnels. Dans les épopées et les chroniques, cependant, on trouve facilement des recueils de mille vers. Le poème le plus long de cet ouvrage (Conseils aux sujets-fidèles) ne réunit que 409 vers.

3. Les intentions et les thèmes

Ces œuvres répondent, pour l'essentiel, aux préoccupations religieuses du siècle. Poèmes liturgiques, elles chantent les louanges d'Allah et de son prophète Mahomet « le Bien-Aimé, l'Élu parmi les Élus, le Défenseur des Croyants »… Ces poèmes expliquent et commentent le Livre de Dieu, invitent les fidèles à suivre le bon exemple de la famille et des compagnons de Mahomet. Ils évoquent la pureté des premières générations de musulmans, des fondateurs d'empires musulmans du xixe siècle, continuateurs de l'œuvre du Prophète… Soucieux de créer une société de croyants, ces écrivains dénoncent et rejettent le paganisme et l'animisme traditionnels peuls, certaines pratiques et croyances sociales qui s'y rattachent et ils s'emploient à exposer l'idéal de vie musulman, à fonder les piliers de la sagesse, à rappeler des sentences de morale et de jurisprudence.
Pour toucher plus efficacement des masses nombreuses d'illettrés, ils utilisent tous les artifices de la langue et s'adressent au cœur des masses qu'ils réussissent souvent à émouvoir. Ce résultat s'obtient souvent par des descriptions précises de la terrible obscurité du tombeau et de l'arrivée des anges qui châtient les infidèles et les mécréants; de même, se trouve minutieusement décrit le jour du jugement dernier avec la panique, la honte, l'affliction générales, l'entrée en scène de millions d'anges, « tous de rouges vêtus », l'apparition des lumières divines, l'arrivée du prophète Mahomet; la scène du jugement… On rêve à l'audition de telles descriptions.
Mais les écrivains flattent aussi, par des scènes plus gaies, l'imagination des lecteurs ou auditeurs. Leurs ceuvres décrivent alors La Mecque et Médine, Fez, villes de choix, de foi, de science et de lumière; le paradis et ses palais merveilleux, ses jardins verdoyants et toujours en fleurs, ses eaux claires et fraîches, ses belles jeunes filles, huurulayni aux longs cheveux et aux seins altiers; sa paix, son abondance et son bonheur éternels…
Il y a aussi des sermons sur les femmes, les travaux des champs, ou les mérites de l'ordre social: l'acceptation pure et simple du statu quo, des rapports de production propres à la société patriarcale et semi-féodale du Fuuta-Jalon, exposés avec beaucoup d'insistance, trahissent davantage encore les préoccupations de cette aristocratie d'écrivains et la nature de ses pieuses compositions.
Ces littératures d'inspiration religieuse, sources de crainte et d'espoir, représentent la masse la plus considérable dans la production de nos écrivains. Les œuvres historiques, elles, semblent plus anciennes et remontent à la première vague d'islamisation du pays. Mis à part quelques récits d'une grande valeur historique, l'œuvre de nos chroniqueurs représente plus « l'histoire écoutée aux portes de la légende » et de l'exaltation que la littérature proprement historique. Mais la poésie gagne ce que perd l'histoire et ces chroniques nous fournissent une quantité incroyable de renseignements sur la société et les familles passées et présentes, leurs soucis et leurs préoccupations, leurs goûts et leurs rapports internes. On y trouve exposés comme allant de soi quelques crimes féodaux, exaltés les excès commis pendant les conquêtes musulmanes du XIXe siècle: destructions de villages, massacres d'habitants et pillages de leurs biens.
Ces chroniques rédigées soit en arabe, soit en pular, existent généralement en prose rythmée et se récitent par fragments au son d'une musique épique de griots-chanteurs. Parfois le griot joue en silence, vit et fait revivre ces époques et chers aïeux disparus, car « la musique parle à ceux qui savent la comprendre. »
Un ensemble de satires sur les moeurs du siècle, sur les clercs, les femmes et les puissants de ce monde, apportent à ces littératures une saveur encore plus laïque. Toutefois, lorsque ces satires et épigrammes politiques en vers visent des personnalités ou une minorité dirigeante très puissantes, ils revêtent la forme d'une littérature de contrebande et se rédigent en langue arabe. Leur diffusion se trouve alors limitée à quelques érudits et leur auteur garde l'anonymat. Il arrive que des clercs d'une autre région en assurent la traduction en fulfulde et les diffusent par l'intermédiaire des enfants, des aveugles, ou des chanteurs professionnels ñamakala.
Il serait exagéré de parler, au sujet de ces satires, de la naissance d'une littérature franchement révolutionnaire. C'est plutôt l'expression révoltée d'une aristocratie éclairée contre les excès d'une féodalité en perdition. Ces aristocrates frondeurs cherchent à expliquer ces excès par les insuffisances personnelles, intellectuelles et morales de la minorité régnante. S'ils protestent et s'indignent, ils n'appellent pas à l'action et se contentent de menacer les tyrans d'une exemplaire punition divine. D'ailleurs, ils ne remettent pas en cause la nature et les fondements de leur système. Ils veulent, au nom de la raison et de la religion, en parfaire le fonctionnement. Cri d'alarme d'une minorité de réformateurs éclairés, cette littérature, pour n'être pas révolutionnaire, n'en fait pas moins honneur à ses auteurs.
Lorsque le niveau culturel et sciewifique de l'écrivain est assez élevé, on trouve dans son œuvre quelques traités d'astronomie et de chronologie en pular/fufulde, des essais philosophiques, des traductions écrites d'ouvrages poétiques arabes. Mais c'est là l'exception car la quasi-totalité des auteurs n'avaient ni le niveau intellectuel, ni le temps qu'exigent ces hautes activités.
Enfin, le courant littéraire né de l'alphabétisation d'un nombre important de paysans et d'éleveurs au cours des XVIIIe et XIXe siècles, donne à ces littératures d'écrivains-paysans, généralement anonymes, une authentique saveur de terroir. La source de la culture de ces nouveaux auteurs n'est pas arabo-musulmane ou livresque. C'est la tradition orale, la culture folklorique de chez nous. Poésie pastorale, poésie de la nature et des champs, poésie d'amour. On y chercherait vainement le respect d'une quelconque règle de métrique autre que le « souci de plaire ». La clarté du langage, la recherche du rythme et de la musicalité, le choix des images les plus poétiques, des expressions et des allusions les plus populaires et parfois un humour subtil et paysan, donnent à ces œuvres un charme que n'atteignent jamais les écrits froids des lettrés, émaillés de références et de citations coraniques. La richesse de leur langue, leur sagesse pratique de pasteurs et de paysans « ignorants », leur humanisme non intellectuel, plutôt concret et puisé dans l'expérience de tous les jours, ajoutent encore au charme naturel de ces œuvres.
Sans qu'il soit possible d'affirmer que l'éclosion de cette littérature populaire fut la cause principale de l'évolution, à la veille et au lendemain des conquêtes européennes, des littératures d'intellectuels musulmans, il est incontestable qu'elle a exercé une influence réelle sur la génération des écrivains d'aujourd'hui, devenus à la fois plus laïcs et plus populaires. Ces littératures ont tout d'abord refusé, boudé et raillé l'influence culturelle des colonisateurs victorieux et fiers ; puis elles ont accepté le progrès et la situation nouvelle et célébré les « Merveilles de notre temps ». La deuxième guerre mondiale et les souffrances qu'elle a entraînées pour les masses urbaines et pour les ruraux, l'aggravation de la condition des pauvres dans une société où les inégalités et les injustices tendent à s'accentuer et à se généraliser… sont parmi les thèmes de cette littérature nouvelle.
Ainsi, notre littérature s'est considérablement diversifiée et enrichie au fur et à mesure qu'elle se popularisait. Les limites internes de cette popularité et le déclin général des langues et civilisations africaines depuis les conquêtes européennes de la fin du XIXe siècle, n'ont pas permis au pular/fulfulde de consolider sa nouvelle vocation de langue littéraire écrite et vraiment nationale.
Telle quelle, cependant, l'expérience aura suffi à démontrer la vanité de tout effort d'éducation et d'alphabétisation qui ne repose pas sur la langue et la culture nationales. Le sort définitif de cette littérature reste lié à celui de notre langue elle-même et aux efforts qui seront accomplis, dans les années à venir, en faveur des langues et des civilisations des autres nations noires.
Le but de ce premier travail consistait à rendre compte de cette situation méconnue et qu'on doit d'autant moins négliger, à notre avis, qu'elle reste encore vivante et traduit une expérience solidement enracinée dans sa société.

Notes
1. Cf. infra le Dictionnaire biographique des saints et des hommes illustres du Labé par Tierno Diâwo Pellel, pp. 152-208
2. On voudra bien consulter ce que Tierno Diâwo Pellel dit de cet auteur dans le dictionnaire biographique, infra, v- 342-346, p. 196 sq.
3. Il n'est malheureusement pas possible de s'étendre ici sur cette question. Les lecteurs voudront bien se reporter à notre article « Notes sur les procédés poétiques dans la littérature des Peuls du Foûta-Djalon », Cahiers d'études africaines, V (1965), 370-387

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