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Roger Botte
Pouvoir du Livre, pouvoir des hommes : la religion comme critère de distinction au Fuuta-Jalon

Journal des africanistes. 1990, 60(60-2): 37-51


Résumé

Au Fuuta-Jaloo (République de Guinée), les conditions de formation de l'Etat, au XVIIIe siècle, sur la base d'un jihaad conduit par des hommes de prières et leurs disciples, expliquent l'absence d'autonomie du champ religieux par rapport au champ politique et le contrôle du pouvoir par les clercs.
La religion comme critère de distinction, dans le temps même où elle fournissait la clef des agencements internes de la société, légitimant et organisant le pouvoir d'une minorité, définissait par homo- logie les conditions de l'accès au savoir, au prestige intellectuel et au monopole de la compétence. C'est ce que montre une analyse des titres honorifiques religieux.

Abstract

In Fuuta-Jalon, Guinea, the conditions of state formation in the 18th century out of a jihad conducted by holy men and their disciples account for the lack of separation between religion and politics. It also explains why clerics control power. Religion provided the key for internally arranging society, thus legitimating and organizing a minority's power. As a criterion of distinction, it defined, by homology, the conditions for attaining knowledge, intellectual prestige and competence. This is shown through an analysis of honorary religious titles.

Table

Introduction

Quelles étaient dans le Fuuta-Jaloo (république de Guinée) des XVIIIe et XIXe siècles l'influence des conditions sociales sur l'accès à la culture ? La connaissance savante et le prestige intellectuel dépendaient-ils de la seule étude des textes coraniques ? Ou bien le privilège attribué à la naissance et à l'hérédité excluait-il la primauté du mérite personnel et de l'élection ? Bref, dans ce Fuuta dominé par la foi, l'homme le plus noble était-il, comme le proclame le Coran, le plus pieux, ou faut-il considérer qu'il existait, là aussi, une « logique proprement scolaire, sous la forme de sanctions qui consacrent les inégalités sociales sous l'apparence de les ignorer » (Bourdieu et Passeron 1964 : 28) ? Une analyse des titres honorifiques religieux décernés au Fuuta-Jaloo montre que la position sociale des individus déterminait l'attribution de ces titres et, par conséquent, le mérite et la valeur 1.

Taxinomie de la qualification religieuse

II existait au Fuuta-Jaloo, en fonction des inégalités de statuts et des différences entre sexes, cinq distinctions honorifiques : jihaad, cerno tafsiiru, neene, et ,sonna, qui renvoyaient à une véritable taxinomie de la « qualification religieuse ».

D'abord une constatation : bien que cette titulature dépendît de la capacité du candidat à traduire et commenter le Coran en langue pular/fulfulde), un tel usage n'a de fondement ni dans le Coran ni dans la Sunna. Et pour cause : le Livre ne conserve son caractère sacré qu'en gardant sa forme arabe, car c'est Dieu qui est censé parler 2. Cela explique pourquoi ces grades — ou leurs correspondants linguistiques — ne se retrouvent pas dans l'ensemble du monde musulman et a fortiori pas dans le monde arabe. Ils constituaient (ils constituent), indépendamment des hiérarchies confrériques, une particularité de l'Islam en Afrique de l'Ouest. Et, comme pour les confréries, on peut y voir une manifestation d'hétérodoxie ou un processus d'autonomie religieuse du système culturel local.
L'absence de statut de ces titres religieux honorifiques au regard du Coran et d'une tradition islamique « arabe » se traduit par, une grande confusion dans leur définition. En outre, l'emploi indifférencié — mais commode — du terme marabout pour désigner tous les personnages religieux en Afrique de l'Ouest porte le malentendu à son comble. Pour le mot jihaad, je retiens comme origine l'abréviation de l'arabe al-faahim (al-faahimu en pular, litt. : celui qui comprend, qui a du discernement) . Le terme cerno viendrait du verbe seernude, « faire que soit séparé [le vrai du faux] », autrement dit : « maîtriser, embrasser les connaissances d'une manière parfaite ». Le terme tafsiiru vient de l'arabe tafsiir, « commentaire ». Je note que le vocable karamoko (maître d'école) , d'origine malinké (et non pular), d'emploi très courant au Fuuta-Jaloo, n'est pas un grade universitaire mais une simple épithète professorale ; toutefois, beaucoup de karamoko ayant effectué le commentaire, ce mot est souvent considéré comme un équivalent de cerno.
Enfin, un doute subsiste quant à l'équivalence des titres d'jihaad et de cerno. Pour, certains auteurs (M. D. Diallo 1975 : 42-43, Marty 1921 : 354-5), il existait entre eux une hiérarchie spirituelle. L'un (cerno) aurait consacré la réussite du commentaire, le firugol, tandis que l'autre (jihaad), suprême degré de la science islamique, aurait été décerné aux étudiants ayant pratiqué le fannu, c'est-à-dire l'étude du droit, de la grammaire, des diverses traditions, etc. Dans la pratique, il ne semble pas que cette hiérarchie ait été respectée : les deux titres étaient donnés indifféremment sans que l'on cherchât à savoir si le candidat avait étudié ou non le fannu.
Deux de ces titres, jihaad et cerno, étaient réservés aux candidats appartenant à la catégorie des personnes libres, mais le premier s'appliquait exclusivement aux hommes, tandis que le bénéfice du second s'étendait aux exégètes des deux sexes ; neene et sonna se rapportaient aux femmes non nobles, mais libres ; quant au dernier, tafsiiru, s'il pouvait théoriquement convenir aux femmes libres, il était en pratique attribué aux seuls esclaves ; toutefois, les offrandes nécessaires à la cérémonie d'accomplissement du commentaire en faisaient un luxe réservé à la couche supérieure des captifs, celle de leurs chefs. En outre, cette exégèse, appelée par dérision tafsiiru-runnde (du nom donné aux villages d'esclaves), ne, serait apparue que dans les dernières décennies du XIXe siècle quand des enseignants commencèrent à céder à l'appât du gain. Elle était d'ailleurs en complète contradiction avec le maintien d'un statut servile 3 comme avec l'intention de valoriser l'impétrant, de le distinguer de ceux, innombrables, qui n'accompliraient jamais l'explication et, donc, de l'honorer, d'un titre particulier.
Cette définition et l'accent délibérément mis sur les particularismes locaux font que je n'ai pas pris ici en considération les titres relatifs à une charge ou à une fonction — et que l'on retrouve généralement dans le monde arabe — tels qu'almaami (au sens d'imam, dirigeant de la prière) et shayxu (fondateur ou chef spirituel d'une confrérie). Je n'ai pas davantage retenu les termes waliyyu et qutbu, qui ne sanctionnaient pas un cursus universitaire mais caractérisaient des maîtres parvenus à la parfaite sainteté (waliyyu) ou à la pleine maîtrise de la science religieuse et du savoir (qutubu). J'ai également éliminé la dignité conférée par le pèlerinage à La Mecque (al-hajji) : liée à l'accomplissement d'une des cinq prescriptions, elle n'entre pas dans mon champ d'observation. D'ailleurs ce dernier titre, aujourd'hui le plus prestigieux au Fuuta-Jaloo et en Afrique noire, était autrefois regardé — jusqu'à ce que le voyage devint plus commode — non comme une règle imperative mais comme une pratique surérogatoire 4. Enfin, j'ai écarté ceux des titres spirituels qui, vidés de tout contenu religieux, s'appliquaient au domaine temporel : almaami au sens de chef suprême, jihaad et cerno lorsqu'ils servaient à désigner les chefs de province.
L'ambivalence de ces titres (almaami, jihaad, cerno), simultanément politiques et religieux, tient aux conditions de formation de l'Etat à l'issue d'une insurrection des musulmans et d'un jihaad décidés et menés par des chefs religieux (shayxu) et leurs disciples. Le Fuuta-Jaloo fut alors divisé en neuf provinces (autant que de shayxu ayant libéré un territoire) et, dans la fédération ainsi créée, « the Muslim scholar became the ruler and Islam the raison d'être » (Levtzion 1988 : 104). Autrement dit, les lettrés n'étaient pas seulement, comme dans le Moyen Age européen, les producteurs naturels de l'idéologie mais ils détenaient la direction même de l'Etat. Certes, la religion servait à légitimer; les rapports sociaux issus du jihaad, mais elle le faisait , d'autant mieux que dans cet Islam militant, il n'existait pas d'autonomie du champ religieux par rapport au champ politique 5 : en fait, les clercs étaient le pouvoir.
C'est dire que l'« alchimie idéologique par laquelle s'opère la transfiguration des rapports sociaux en rapports surnaturels » (Bourdieu 1971 : 300) n'avait pas de raison d'être dès lors que l'exercice du système symbolique ne faisait qu'un avec l'exercice du pouvoir. C'est seulement par la suite que se séparent progressivement les fonctions spirituelles et les fonctions temporelles, au cours d'un lent processus de désagrégation de la communauté des Croyants.
Pourtant, la distinction entre almaami dirigeant de la prière et almaami chef politique de tout le Fuuta intervint très tôt. Le premier détenteur du pouvoir fédéral (Ibrahiima Sambeegu dit Karamoko Alfaa mo Timbo) ne portait pas le titre religieux d'almaami mais celui de shayxu et si, à partir du deuxième (Ibrahiima Yero Paate dit Sori Mawɗo), les dirigeants furent appelés almaami, ce fut toujours dans l'acception. politique du terme. En réalité, tant à Timbo où résidait Yalmaami (politique) que dans les autres provinces (et dans les villages-mosquées), la fonction d'almaami au sens d'imam devint rapidement héréditaire au sein de lignages déterminés (suudu julnooɓe ou « maisons d'imams) , comme les Nduyeeɓe à Labe ou les Yillaaɓe à Timbo.

Hommes de prières, hommes de pouvoir

Le pouvoir dans le Fuuta théocratique reposait donc sur l'Islam comme religion d'Etat, comme idéologie politique de la conquête, de la domination et de l'inégalité, et comme : référence juridique dans les rapports sociaux.
C'est ainsi que la distinction musulman/non-musulman fondait l'opposition libre/non-libre, la séparation fondamentale entre maître et esclave. Au sein même de la société des hommes libres, des discriminations motivées par l'antériorité dans l'aɗésion à l'Islam justifiaient des différences de statut entre lignages propagateurs de la foi, bénéficiant de tous les droits, et lignages convertis. Parmi les lignages ayant abjuré, le mode de ralliement à la vraie foi — par la persuasion, avant le jihaad, ou par la force, pendant le jihaad — introduisait encore des inégalités. En somme, le critère religieux, au nom duquel les Fulɓe musulmans et leurs alliés s'étaient emparés des pouvoirs locaux, déterminait à lui seul le statut socio-économique des hommes ainsi que les fonctions politiques, militaires et religieuses auxquelles ils pouvaient prétendre.
C'est sur ces bases que les missionnaires de l'Islam, les promoteurs du jihaad et leurs descendants, victorieux des Jaalunke (un ensemble de populations diverses) et des Fulɓe païens, se constituèrent en aristocratie : ils n'avaient pas d'autre légitimité que celle qu'ils s'étaient octroyée au nom de Dieu, et qu'ils rendirent héréditaire. Cette aristocratie se composait : des chefs politiques et de leurs familles 6, des conseillers et collaborateurs des chefs, des notables et, ce qui souvent revenait au même, des lettrés proprement dits ; elle détenait tous les pouvoirs. La contradiction d'intérêts était notoire entre cette intelligentsia, ayant imposé sa religion — donc sa morale et sa culture — comme étalon de la valeur et du mérite, et la masse des hommes libres, qualifiés avec condescendance de « Fulɓe de brousse ». Ceux-ci, pasteurs de la première vague d'immigration (XVe-XVIe siècle), tardivement convertis à l'Islam par des missionnaires venus du Maasina et du Fuuta-Tooro, étaient toujours plus ou moins considérés comme des mécréants. Ils étaient d'ailleurs astreints depuis la conquête (1727-1728) à verser à l'aristocratie l'essentiel des prestations.
A l'égard des musulmans non-fulɓe, libres puisque croyants, l'aristocratie, ne pouvant plus s'appuyer sur le critère religieux, eut recours à un argument généalogique. Produisant, sur l'exemple maure, des lignées parfaitement imaginaires remontant au Prophète de manière à revendiquer une improbable arabité, elle distinguait les « Blancs » des « Noirs » ; c'est-à-dire les Fulɓe descendant de Muhammad (et donc en odeur de sainteté) de tous les autres fidèles : Sarakole, Jaakanke, Malinké… et affranchis !
Entre l'ensemble, hétérogène, des hommes libres et celui des esclaves, les gens de métier, prestataires de services communément désignés comme « gens de caste », strictement endogames et hiérarchisés, occupaient une place à part. Certes, des écarts considérables existaient entre leurs positions respectives mais, détenteurs de sciences et de techniques profanes, ils étaient à la fois redoutés, méprisés; et respectés par une société, ségrégative et inégalitaire.
Au sujet des esclaves, James Watt, séjournant à Timbo, la capitale de l'État, en 1794, notait dans son journal : « The whole labour is performed by slaves (…) the Foulahs themselves seldom if ever, putting their hand to work of any kind.» Ainsi pour que la religion existe, se maintienne et s'épanouisse, le Fuuta théocratique se fondait sur une économie agropastorale où, les esclaves, à l'instar des « Fulɓe de brousse » dans l'élevage, jouaient dans l'agriculture. un rôle primordial. Watt, qui a pour informateur Lamina, “Premier ministre” de l'Almaami Saadu, précise : « I asked if there were more slaves than free people, and from the answer I have reason to believe they exceed the free people in the proportion of five to one 7 » Ce déséquilibre majeur entre hommes libres et esclaves atteste à quel point la survie du pouvoir islamique et le développement d'une culture écrite novatrice dépendaient de l'esclavagisme en tant que système social. En effet, le temps imparti à la religion (prières, lectures, discussions théologiques, etc.) était à cette époque considérable et l'esclavagisme « permettait à l'aristocratie de se dégager des activités de production et de se consacrer entièrement à la politique, à la razzia ou à l'exégèse des livres saints » (M. S. Baldé 1975 : 183-220). A contrario, le paradoxe, du colonialisme français imposant, en 1908, l'émancipation des captifs aura pour effet, en supprimant les bases sur lesquelles reposaient la transmission et la constitution du savoir, le dépérissement de tous les grands foyers de la culture islamique 8.
La religion comme critère de distinction, dans le temps même où elle fournissait la clef des agencements internes de la société, légitimant et organisant le pouvoir d'une minorité, définissait par homologie les conditions sociales de l'accès au savoir. Aussi, nulle surprise : le capital culturel profitait d'abord à l'aristocratie et les nobles étaient presque les seuls à pouvoir briguer les grades les plus prestigieux, ceux d'jihaad et de cerno. C'est dans ce contexte, dominé par la contradiction entre une religion à prétention universelle et la quasi-confiscation de sa connaissance par le groupe des clercs, qu'il faut replacer l'aspiration aux titres honorifiques, au prestige intellectuel, et au monopole de la compétence.

Exégèse et révolution culturelle

Ces titres, dont la difficulté à retracer, la filiation et la signification d'une société ouest-africaine à l'autre traduit le statut aléatoire au regard du Coran, étaient obtenus par la pratique du commentaire, du firugol (voir Annexe). Celui- ci ne constituait pas à proprement parler une traduction mais une glose du Livre avec interprétation et explication en pular. Plus banalement, il s'agissait de rendre intelligible un texte mémorisé en arabe, langue liturgique que les élèves, non ; arabophones , ne maîtrisaient ou même ne comprenaient pas.
Au Fuuta-Jaloo, l'existence du commentaire semble attestée dès la fin du XVIIe ou le début du XVIIIe siècle, époque où les Fulɓe musulmans, peu nombreux, devaient encore faire l'économie du jihaad et où un effort didactique s'avérait nécessaire afin de rallier par un prosélytisme pacifique au moins une partie des Fulɓe païens 9. Cerno Mammadu Yero rapporte comment, au début du XVIIIe siècle, Fooduye Seeri Bari (bientôt fondateur de Fugumbaa, la capitale religieuse du pays) fut sollicité par un païen nommé Walabanna pour qu'il lui apprenne le commentaire du Coran 10. A peu près au même moment, Shayxu Alfaa Mammadu Diallo, futur chef du Kollaaɗe (une des neuf provinces), revenait du Bhundu (Sénégal) où il avait complété ses études coraniques. Il s'arrêta dans un village, Diago, et récita à ceux qui se trouvaient là la sourate commençant par Allaahu nuuru…(Dieu est lumière…), qu'il traduisit en pular. Quelque temps après, s'étant fait indiquer les lettrés de la région, il les visita et « passa plusieurs jours en train de lire le Coran avec eux, les corrigeant à chaque fois qu'ils se trompaient et leur, expliquant [en pular] le contenu de chaque sourate » (M. В. Diallo 1975 : 5, 13). On voit par cet exemple la difficulté qu'il y avait pour des communautés de croyants isolées, éloignées les unes des autres, fréquemment obligées de pratiquer leur foi clandestinement, à transmettre un message religieux.
Or, que se passe-t-il sur le plan intellectuel entre ce début du XVIIIe siècle semé d'embûches et la première moitié du XIXe siècle qui constitue l'âge d'or de l'Islam au Fuuta-Jaloo, avec ses lettrés en arabe et ses saints réputés pour leur savoir ? La tradition orale n'en dit à peu près rien. Pourtant, le siècle écoulé a vu le jihaad collectionner les victoires, la jonction des communautés éparses de croyants, l'expulsion, le massacre, l'assujettissement ou la conversion des païens, la création, enfin, d'un Etat — les deux dernières décennies permettant d'écarter définitivement les menaces que des animistes irréductibles (Conde Buraama du Waasulu et Taku Baayero de Farana) faisaient encore peser sur son existence. Par dizaines, des mosquées étaient édifiées ; lieux de prière et de rassemblement, elles formaient l'ossature (la misiide) de l'administration politico-religieuse en fixant un corps de plus en plus important de clercs, tandis que l'établissement de la sécurité sur un immense territoire favorisait la tranquillité des études et la multiplication des relations avec le Bhundu et le Fuuta-Tooro où existaient des centres islamiques de renom. Simultanément, la poursuite àujihaad à l'extérieur stimulait un système économique fondé sur la capture violente et le pillage. L'accumulation d'un nombre considérable de captifs permettait à l'aristocratie de se libérer des contingences matérielles et de se livrer sereinement au commentaire du Livre, pendant que la traite des esclaves avec les Européens favorisait entre autres transferts de richesses, l'acquisition d'une denrée rare pour les lettrés : le papier 11.
Le commentaire en tant qu'innovation culturelle datait déjà de près d'un siècle, mais c'est à Cerno Muhammadu Samba Mombeyaa (vers 1755- 1852) que revient le mérite de l'utilisation systématique du pular comme véhicule ; des idées ; religieuses 12. Cet aristocrate, auteur de la plus célèbre des œuvres poétiques en langue vulgaire 13, un ouvrage de jurisprudence canonique, va tirer toutes les conséquences d'une conquête islamique réussie, posant comme précepte ce qui n'était encore qu'une pratique empirique. Le passage d'une langue à l'autre, de l'arabe au fulfulde — rendu possible par l'emploi d'une graphie spéciale, l'ajami 14 — allait de pair avec « l'expression d'une volonté nationale d'affirmation, un désir d'autonomie culturelle » (Sow 1966 : 15). Cerno Samba Mombeyaa, partant du constat que « nombre de Fulɓe ne pénètrent pas ce qui leur est enseigné / Par l'arabe et demeurent dans l'incertain » (Sow; 1971 : 43), rejette le monopole d'une langue étrangère dans l'enseignement et justifie ainsi ses orientations : « Que ce soit en lettres arabes, en langue pular / Et dans les autres langues, tout est valable / Qui (…) facilite la connaissance exacte de cela / Afin que soit su tout , le sens de la Loi » (ibid. : 113-4).
L'idée de l'élaboration d'une littérature nationale conçue comme auxiliaire de la religion et destinée à l'édification des fidèles n'avait pas que des adeptes ; elle se heurtait aux « partisans de l'élitisme dans la pratique culturelle en général, et dans l'enseignement religieux en particulier ». Malheureusement, de ce débat peu d'échos nous sont parvenus. Paradoxalement, la grande force de Cerno Samba Mombeyaa fut d'avoir su, tout en défendant l'usage du pular, affronter ses détracteurs sur leur terrain de prédilection, l'érudition en arabe, où ses connaissances et sa probité lui permirent de l'emporter sur les censeurs. Il réaffirmera alors sa ; conviction dans une apostrophe légendaire : « J'expose en fulfulde les principes de la foi / Pour te permettre de les comprendre et de t'en convaincre / Car il est plus facile pour l'individu d'accéder à la vérité / En utilisant; la langue de son peuple » (M. B. Diallo, 1975 50 bis) 15.
Ce mouvement des idées ne se limitait d'ailleurs pas au Fuuta-Jaloo mais touchait, bien qu'à un degré moindre, l'ensemble des Etats fulɓe. Ainsi dans l'Adamaawa, les sermons (waajuuji) en fulfulde étaient un genre poétique depuis la fin du XVIIIe siècle au moins ; au Fuuta-Tooro, Alfaa Amar Baa (né vers 1702) serait l'auteur de poèmes mystiques en pular. Par la suite, l'un de ses compatriotes, Cerno Yero Baal (1837-1917), tentera de trouver des solutions-acceptables dans l'art de commenter ou de traduire le Coran.
Au Fuuta-Jaloo, l'avance prise par les intellectuels dans la manière d'envisager la transmission du savoir s'accompagnait d'un recul de la confrérie qaadiriyya au profit d'une nouvelle voie, la saadyaliyya, sans qu'il soit possible d'établir un lien entre les deux phénomènes. Des foyers culturels renommés, constituant de véritables universités, s'épanouissaient dans les provinces, au Timbi, au Koyin, au Kollaade et, surtout, au Labe. Aux côtés de Cerno Samba Mombeyaa, des hommes de culture reprenaient ses idées, les soutenaient et continuèrent à les propager après sa mort .
Parmi eux, deux de ses parents (du lignage des Seeleyaaɓe, clan Diallo), Cerno Buubakar Poti de Leluma, auteur d'un traité d'astronomie, de météorologie et d'astrologie, et Cerno Saadu Dalen (vers 1785-1854), poète et grammairien, surnommé « Océan intarissable » pour la profondeur de sa culture ; Cerno Abdurahman Sombili (vers 1807-1895) des Kaliduyaaɓe (Diallo), qui laissa une élégante traduction du Coran ; Cerno Hamidu Heeriko (vers 1823-1903) ; Cerno Zakaria Baa, de Companya, qui légua à chacun de ses enfants deux livres : le Coran et le Coran traduit en fulfulde ; Cerno Saadu Dalabaa, sans doute le continuateur le plus fécond de Cerno Samba ; le grand Cerno Aliyyu de Bhuuɓa-Ndiyan (1845-1927) et — le fait mérite d'être souligné — une femme, la poétesse Raamatulaahi Telikoo, probablement illettrée puisqu'on doit à son mari la transcription de son œuvre 16.
Cet aggiornamento de la pédagogie religieuse prôné par Cerno Samba Mombeyaa présente toutes les caractéristiques d'une révolution culturelle 17. Cependant, quelle qu'ait été l'ampleur des transformations introduites par Cerno Sammbaa Mombeyaa, le nouveau mouvement n'avait pas fait disparaître les formes classiques et élitistes de l'instruction, avec lesquelles il cohabitait, et s'il est vrai que la connaissance islamique enregistrait une avancée décisive, c'était presque uniquement parmi les personnes libres. En outre, chez celles-ci, des inégalités subsistaient au détriment des « Fulɓe de brousse » et des femmes. Par ailleurs, même si une véritable séparation des pouvoirs commençait à apparaître entre le champ religieux et le champ politique, nombre: des maîtres réformateurs occupaient des postes d'autorité. Loin de représenter une contre-culture, la littérature islamique en pular, régissant les conduites séculières, louant les avantages de l'ordre social (finaa-tawaa, tradition), les rapports de production existants et l'acceptation du statu quo, trahissait « les préoccupations de cette aristocratie d'écrivains et la nature de ses pieuses compositions » (Sow 1966 : 17). Tout au plus peut-on noter le rappel par. certains de ces maîtres des principes islamiques en matière de gouvernement. Ainsi de Cerno Saadu Dalen, auteur d'un traité (musharri'aati) sur la manière de diriger la Cité sans désobéir à Dieu, qui suspendit, dans la misiide qu'il dirigeait, la perception d'un impôt particulièrement impopulaire et sans fondement religieux, le kummabite. Mais en réalité la contestation viendra d'un savant qaadiri, un aristocrate lui aussi, Alfaa Mammadu Juhe, qui, développant une sorte de fondamentalisme, deviendra dans les années 1840 le porte-parole inspiré et intransigeant de tous les mécontents, des minoritaires et des opprimés.

Annexe
Cursus universitaire et exégèse firugol

Le cursus universitaire conduisant aux titres honorifiques religieux représentait en principe une formation longue et cohérente mais il y avait, comme on le verra, des accommodements possibles. La forme, le contenu et les niveaux de l'enseignement (sunnite, malékite) : relevaient, d'un tronc commun qui se retrouve aujourd'hui encore dans toute l'Afrique de l'Ouest. Aussi n'indiquerai-je ici que les éléments permettant de replacer le commentaire dans l'ensemble du système éducatif.
En fait, il n'existe pas de système d'enseignement institutionnalisé : les maîtres d'école et les professeurs ne sont ni nommés ni élus car tout musulman peut ouvrir une école, enseigner et interpréter les textes. Aussi chaque. village avait-il son petit (**) karamoko. Le but général recherché par l'école coranique (duɗal) est de rendre les élèves capables de lire le Coran, d'en reproduire éventuellement les versets et, surtout, d'en mémoriser le plus grand nombre possible de passages (dursude). La méthode pédagogique, qui privilégie l'oralité comme mode d'inculcation du savoir, repose exclusivement sur l'exercice de la, mémoire, et comporte trois cycles :

Le premier cycle (janngugol), consistant à apprendre aux élèves à lire l'arabe, se décompose en trois parties :

Généralement, le maître n'attend pas la fin du janngugol pour montrer aux élèves les rudiments de l'écriture (winndugol) et entamer ainsi le deuxième cycle. L'achèvement de ces deux cycles coïncide avec l'âge de la circoncision ; l'élève est désormais astreint à tous les devoirs religieux : prière, jeûne, respect des règles sociales — enseignées en même temps que le Coran puisque la culture religieuse débouche forcément sur une idéologie de la société.
Je n'insiste pas sur les techniques d'apprentissage, sinon pour remarquer qu'à chacune des étapes du premier cycle (ba, sigi et findituru) les élèves opèrent sur la même fraction de texte. A cet effet, le Livre est divisé en deux parties : le haut Coran (18 sourates) et le bas Coran (98 sourates). L'enseignement débute par l'étude, de la Faatiha qui appartient au haut Coran, puis se poursuit par la deuxième sourate du bas Coran (les Hommes) en remontant ensuite le Livre à rebours — en fait; des sourates les plus courtes vers les plus longues afin de faciliter l'imprégnation 5 mnémotechnique. Un élève d'intelligence moyenne, produisant un travail moyen, met quatre ans pour apprendre les 6 666 versets (114 sourates) du Coran. Le deuxième degré de l'instruction a pour objet de recommencer l'étude du Livre, cette fois par le début, en le comprenant. Cet exercice exige quatre autres années 18.
Dès lors, le cycle supérieur, ou firugol peut commencer. L'étudiant se munit d'un exemplaire du Coran (kaamilu, litt. : texte intégral) et recherche un professeur. Celui-ci doit posséder le titre d'jihaad ou de cerno.
Le firugol comprend le tafsiiru, interprétation et explication du texte coranique au sens « littéral » ou « manifeste » (exotérique) et le tawhiidi (arabe : ta'will) qui s'intéresse au sens « caché » (ésotérique), notamment à l'étude du dogme de l'unité et de l'omnipotence de Dieu (sous forme d'une combinaison de mots, de lettres et de chiffres) et qui était une herméneutique spirituelle assez répandue au Fuuta-Jaloo. L'explication littérale, puisqu'il s'agit de rendre intelligible le texte en fulfulde et non en arabe, s'écarte nécessairement de la vulgate moyen-orientale dans laquelle les commentateurs ne sortent pas — et pour cause — du domaine de l'arabisme (on y étudie notamment les variantes de lectures, les divergences relatives aux infinitifs, aux pluriels et au duel, etc.).
Au Fuuta-Jaloo, le commentaire se décompose pédagogiquement en trois phases : la lecture (nafsi), l'écoute (naamu! naamu! : oui ! oui !) et la répétition (wiitagol). Le nafsi est une simple lecture de la sourate du jour, généralement faite par le maître. Vient ensuite le commentaire proprement dit, au cours duquel le maître traduit et explique cette sourate en pular à l'étudiant (taalibaajo, « celui qui cherche à savoir) ; l'importance et l'intérêt de cette étape varient naturellement en fonction de la compétence du maître. Pendant ce temps, l'étudiant suit dans son Coran et se contente de répondre naamu ! pour marquer son attention ; plus tard, à une date préalablement fixée, il reproduit les commentaires en employant autant que possible les mêmes phrases que le maître : c'est le wiitagol.
Cette procédure, considérée comme normale, n'est pas toujours respectée. Il arrive que l'étudiant ne sache pas lire le Coran, soit qu'il n'ait pas accompli les degrés précédents, soit qu'il ne les ait pas maîtrisés. Dans ce cas, le maître fait lui-même la lecture et supprime la répétition. Les étudiants qui se contentent ainsi d'écouter et d'acquiescer (naamu !) sans assimiler les commentaires sont appelés par dérision cerno naamu ! naamu ! (béni-oui-oui) ; mais ils reçoivent le titre de cerno comme les autres. La vénalité de certains professeurs autorise l'artifice, les bénéficiaires ne recherchant pas la connaissance mais la distinction que confère le titre.
Les études sont ponctuées de plusieurs cérémonies. L'ouverture — le premier cours où s'effectue l'exégèse des deux premières sourates (la Faatiha et la Vache) — doit être faite avec éclat : l'étudiant offre kola et pâte-gateau (cobbal) [faite de fonio, de farine de maïs ou de riz et de miel] à l'assistance. Ce même cérémonial se reproduit lors de l'étude des cinq groupes de versets (simoore), vingt-sept au total, censés résumer tous les autres. Ces commentaires spéciaux, accompagnés d'offrandes, portent le nom de du'aa. Pour le du'aa du second groupe (les quatre premiers versets de la neuvième sourate, le Désavœu), reconnu comme fondamental, les offrandes doivent s'accompagner de sacrifices de sang (immolation d'un mouton ou d'une chèvre), vestiges d'une tradition anté-islamique ***.
Les études se terminent à la cent-cinquième sourate, celle de l'Éléphant. Il reste neuf sourates (de 106 à 114), destinées à être commentées en public pour donner à l'exégèse son caractère officiel. Cet ultime cours, consacrant la traduction du Coran, est appelé timmingol firugol, « accomplissement du commentaire ».
Le jour choisi pour la cérémonie,, l'étudiant immole un bœuf ou plusieurs, selon ses moyens : il offre la moitié de la viande, la tête et la peau à son maître, et distribue le reste entre les voisins et les invités ; il prépare en outre un repas qu'il répartit de la même manière. Enfin, il fait don de kola et de pâte.
Les cérémonies d'accomplissement du commentaire se déroulent l'après-midi (après la prière fanaa) ; et sont habituellement parrainées par le premier imam de la mosquée. Elles consistent en une lecture commentée des neuf . sourates laissées de côté pour cette occasion, auxquelles sont ajoutées la Faatiha et les dix premiers versets de la sourate suivante (la Vache). L'exécution du nafsi (lecture) revient à l'étudiant et celle du commentaire au maître. Mais, pour des raisons de bienséance, on confie ces tâches au meilleur lecteur reconnu de l'assistance et au meilleur commentateur — en général chaque mosquée possède ses lecteurs et ses commentateurs officiants. Le lecteur lit la première des sourates laissées en suspens (les Qoraysh) ; elle est reprise par le commentateur qui donne le lieu de sa révélation au Prophète, formule le vœu d'acquérir la grâce, et la traduit. Le rite est le même pour les autres sourates. Pendant les commentaires, l'étudiant suit dans son Coran et répond naamu aux interprétations. Cette cérémonie — qui n'est pas véritablement un examen — marque la fin des études. Tandis que l'on distribue kola et pâte parmi l'assistance, le candidat est enturbanné. Cette tâche revient à son maître, assisté de quatre ou six notables délégués par les clans. Le turban, une bande de cotonnade, représente le diplôme décerné à l'exégète. Après s'être enquis discrètement auprès du maître du titre retenu (alfaa ou cerno), l'imam en fait l'annonce par la voix du muezzin ou par celle d'un « griot » ou traditionniste.

La femme et l'exégèse

En 1827, René Caillié (1979 : 253) constate que « l'éducation des filles est très négligée ; dès qu'elles connaissent les premiers versets du Coran, on les trouve assez instruites ». Effectivement, les filles ne restent généralement pas plus de trois ans à l'école coranique ; « elles y vont pour apprendre la Faatiha et les sourates de la fin du Livre, et s'instruire dans le mécanisme de la prière » (Marty 1921 : 342-3). En réalité, elles cessent de fréquenter l'école dès qu'elles sont excisées. La femme ne jouant aucun rôle politique (les assemblées sont toutes des assemblées d'hommes) ou religieux (elle ne peut conduire la prière ni même entrer dans une mosquée, où justement se tiennent les assemblées), tout est fait pour la détourner de la culture savante. Certes, son influence peut être considérable dans la vie sociale de son époux ; elle peut même, dans les milieux aristocratiques, orienter les affaires politiques (Baldé et Wann 1972 : 37-8) mais l'obéissance au mari reste le fondement de son statut, une des conditions de son élection dans l'au-delà : dès lors, les études religieuses ne sont qu'un facteur secondaire du salut. C'est pourquoi l'accomplissement par une femme du firugol est un événement rare et, en définitive, seule l'aristocrate âgée peut se consacrer à la culture coranique.
Toutefois la femme, soumise à la volonté de son mari, doit obtenir son consentement pour suivre l'exégèse. Lui-même, ou un enfant sachant lire, l'accompagne chez le maître car elle est, la plupart du temps, analphabète (Dukure 1974 : 73 ; Hecquart 1855 : 330). Le commentaire féminin s'effectue donc selon la formule du cerno naamu ! naamu ! : le maître fait lui-même la lecture et, pendant les commentaires, celui qui accompagne la femme lui indique du doigt la progression dans le Livre et répond pour elle le rituel « oui ! oui ! ». Enfin, la femme ne peut assister parmi les hommes à l'ultime cérémonie d'accomplissement du commentaire ; elle l'observe avec les autres femmes et se fait représenter par son mari. En fait, tout se passe comme si celui-ci terminait lui-même l'exégèse : c'est lui qui suit les derniers ; commentaires et reçoit le turban-diplôme.
Les pratiques varient régionalement pour le choix du titre. Dans la plupart des provinces, la femme qui accomplit le commentaire obtient comme l'homme le titre de cerno. Dans les centres du Labe (notamment Sannu, Kubiyaa et Maali) et du Koyin, où les titres des hommes sont hiérarchisés en deux degrés — cerno ou alfaa pour ceux qui accomplissent l'exégèse en sachant lire le Coran et tafsiiru pour les étudiants analphabètes (sic) — , le grade de tafsiiru devrait s'appliquer aux femmes mais, comme celui-ci est attribué aux seuls esclaves hommes (encore qu'exceptionnellement), elles reçoivent les titres de neene, sonna ou cerno.

L 'esclave et l'exégèse

Hecquart (1855 : 328) note que « tous les Peulhs libres savent lire et écrire ; mais il est expressément défendu d'instruire les captifs ». Derman (1973 : 193) remarque justement que l'Islam « was used to justify and support the institution of serfdom. The non-islamic practices of the serfs served to validate this subordination ». C'est pourquoi l'esclave, tant qu'il n'est pas affranchi, ne peut accomplir le commentaire. Pourtant, dans certains centres du Labe et du Koyin, on signale certains cas, rarissimes il est vrai, où des maîtres attirés par la richesse permettaient à des captifs aisés, analphabètes, de suivre l'exégèse selon la formule du cerno naamu ! naamu !
Le commentaire effectué par l'esclave se déroule comme celui de la femme libre. L'esclave doit solliciter l'autorisation du maître, qui l'assiste pour suivre les cours. Au moment de la cérémonie finale, qui a lieu dans le village des captifs et non à la mosquée (l'esclave n'y entre pas), c'est encore le maître qui le représente, puisqu'il n'est pas autorisé à y participer. Enfin, il reçoit le titre subalterne de tafsiiru qui permet de maintenir la distance entre le libre et le captif.
Enquêtant sur la répartition des grades et l'échelle des valeurs après l'indépendance, B. Dyallo (1976 : 51) se demandait si les anciens captifs portaient les mêmes titres que les anciens maîtres et constatait que la discrimination dans le système d'attribution des titres honorifiques avait longtemps perduré : à Hoore Saala (région de Labe), deux descendants de captifs ont écouté le commentaire selon la formule du cerno naamu ! naamu ! et ont reçu (en 1967) le titre de tafsiiru.
En 1975, à Tamba Sire (Koyin), un descendant de captifs refuse ce titre après avoir accompli le commentaire et exige celui de cerno. Cette revendication suscite un vif débat entre les maîtres de la région qui, finalement, abolissent le titre de tafsiiru. Ils arguent que le Coran étant le même pour tous, l'ancien captif qui écoute les mêmes commentaires que l'ancien : noble doit recevoir ; la même distinction; D'anciens captifs, nommés tafsiiru en 1969 et 1972, demandent alors la révision de leur titre ; ils obtiennent gain de cause et sont reconnus cerno.
L'évolution, favorisée !? par la pression politique du Parti démocratique de Guinée, semble d'autant plus inéluctable que nombreux parmi les anciens nobles sont ceux qui, ne sachant pas lire correctement le Coran, reçoivent néanmoins le titre de cerno ou d'alfaa. En 1976, Cerno Muktar Baa Fêla de Fugu (Maali) estimait à 60 % ceux des cerno qui ne savaient ni lire convenablement le Coran ni a fortiori le traduire à 35 % ceux qui pouvaient le lire et le comprendre -mais sans être capables d'apprendre à le traduire à d'éventuels étudiants ; enfin, à 5 % seulement ceux qui pouvaient le lire, le comprendre et le faire traduire (Dyallo 1976 : 55).
Ce constat ne fait qu'entériner le dépérissement et la dévalorisation continus depuis la conquête coloniale (1896) de la culture savante islamique. Dès lors que s'effondrait le pouvoir temporel****, le rôle déterminant du savoir religieux dans la reproduction du système politique et économique précolonial devenait obsolète.

Bibliographie

Notes
1. Cf. l'excellent mémoire de Bubakar Dyallo (1976).
2. Il est précisé dans le Coran que le Livre a été révélé en arabe (sourate XXXIX, verset 28, et XLVI, 11).
3. Il existe au moins une exception célèbre : Maadiu, descendant de captif, savant renommé du milieu du XIXe siècle, cadi à la cour de l'Almaami, avait le titre de cerno (Marty 1921 : 280-1). On ignore tout des conditions de son passage d'un statut servile à de hautes fonctions à la Cour.
4. Au XVIIIe siècle le seul cas connu est celui de Saalih al-Fulaani, né en 1752 à Nusi (Kollaade) et mort à La Mecque en 1803 (Hunwick 1984). Marty (1921 : 308-9) ne signale, pour la fin du XIXe siècle, que quatre pèlerins. Je n'en connais qu'un pour la première moitié du XIXe siècle : Moodi Bhoye (frère du grand savant Cerno Saadu Dalen) qui, parti en pèlerinage, ne revint jamais. Aujourd'hui, devant l'afflux des candidats, la nécessité d'instaurer des quotas donne lieu à de véritables enjeux de pouvoir pour la désignation des bénéficiaires.
5. Le phénomène touche, historiquement, toutes les sociétés reposant sur le Livre puisque, comme l'analyse Etienne (1987 : sp. 21), séparer strictement religion et politique est une idée totalement étrangère à l'Islam.
6. Ou suudu laamu, segment agnatique dominant ayant un droit héréditaire au commandement (Dupire 1970 : 564).
7En 1851, Hecquart (1855 : 331) constate que « le nombre des esclaves est égal sinon supérieur à celui des hommes libres », voir JRM.
8. A cette époque Tuba, l'université islamique la plus renommée, comptait 26 maîtres érudits (en l'occurrence des Jaakanke), 400 étudiants venus de toute l'Afrique de l'Ouest, et près de 12 000 esclaves (Barry 1975 : 50 ; Sanneh 1979 : 223). A Zaawiya, autre centre islamique réputé, tous les hameaux environnants étaient habités par des esclaves dépendant de ce lieu de savoir. C'était, en fait, le cas partout et chaque maître connu possédait son ou ses hameaux d'esclaves.
9. Brenner (1985 : 55-77) analyse un enseignement théologique en fulfulde, le kaɓɓe, destiné à mettre un savoir religieux fondamental à la portée des musulmans analphabètes en arabe. Cette tradition est déjà répandue à la fin du XVIIe siècle et un savant pullo (du Maasina ?), Muhammad al-Waali b. Sulaimaan al-Fulaani, donne — fait étonnant — la traduction en arabe d'un commentaire en pular d'al-Sanuusii (mort en 1490) [B. N., Mss. orientaux, Arabe 5541, f° 130-161]. Au Fuuta-Jaloo, le kaɓɓe faisait partie du commentaire, le firugol (Marty 1921 : 351-3 ; cf. Annexe infra).
10. Ou tafsiiru Quraana selon Cerno Mammadu Yero, imam de Fugumbaa, cité par M. D. Diallo (1975 : 13).
11. Lorsque le papier manquait, on écrivait (y compris des livres) sur des tablettes de bois (alluwal) dont se servent, aujourd'hui encore, les enfants qui apprennent le Coran.
12. Sur la biographie de ce savant, voir Sow (1971 : 13-20). Il n'était cependant pas isolé car des contemporains, comme Karamoko Mammadu Saliu de Maaci, avaient eux aussi traduit le Coran en pular et l'enseignaient conjointement au texte arabe. En fait, plusieurs versions remarquables par leur précision et leur élégance circulaient (Marty 1921 : 221, 353).
13. Oogirde Malal ou Filon du bonheur éternel. Sur l'édition critique de cet ouvrage, cf. Sow (1971 : 20-38).
14. Ajami ou ajamiyya vient de l'arabe 'ajamiyy, « étranger, non arabe ; persan ». C'est le nom donné à toute langue non arabe transcrite selon la graphie arabe: pular, swahili, haoussa, etc.
15. Cependant B. Salvaing remarque justement que tous les écrits doctrinaux ambitieux sont en arabe, avant et après Cerno Samba. Il note également que si al-hajj Umar (réformiste islamiste du milieu du XIXe siècle en Sénégambie) s'est opposé à Cerno Samba et à l'utilisation religieuse du pular, c'est parce que cet usage semblait de nature à cristalliser le sentiment national et à s'opposer à l'entreprise universaliste que ce conquérant prétendait imposer (correspondance du 20.11.1988).
16. Barry 1975 ; M. B. Diallo 1975 ; Marty 1921 ; Sow 1966 ; entretien avec el-Hadj Abdurahmane Bah (ministre des Affaires religieuses), Labe, 22.1.1985 ; entretien avec el-Hadj Mamadou Bah Companya, Labe, 28.1.1985.
17. A l'époque de Sékou Touré*****, on fit opportunément de ce savant islamiste du XIXe siècle un précurseur de la « révolution culturelle socialiste » en Guinée (décidée par le 8e congrès du PDG à Kankan, le 2 août 1968).
18. A la fin des études, le père de l'élève offrait au maître un don substantiel : esclave, génisse ou bœuf, ovin ou caprin, pièce de tissu. En outre, le maître recevait tout au long de la scolarité des cadeaux (pagne, savon, kola, grain...) adressés par la mère de l'élève. Enfin, ce dernier travaillait, en guise de droits de scolarité, sur les champs du maître à l'époque des grands travaux.