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Géographie & Ethnologie


Jacques Richard-Molard
Notes démographiques sur la région de Labé*

Hommage à Richard-Molard. Présence Africaine. Paris 1953, vol. 15 pp. 83-96


Introduction

Le Fouta-Dialon est peuplé de Peuls et de serfs de race nègre.
« Dans le Bas-Fouta, écrit G. Vieillard, 1 on trouve deux-tiers de Peuls pour un tiers de serfs ; ailleurs, dans le Haut Fouta occidental, maîtres et serfs sont à peu près égaux en nombre. Il y aurait intérêt à préciser. Un bon recensement par hameau doit le permettre car si le servage est aboli par la loi française, peuls et ci-devant serfs continuent à se distinguer entre eux et ne cohabitent pas en dépit de constants métissages.
Le Peul se groupe en villages peuls, les serfs habitent les leurs.
Quelques individus d'origine nègre vivent parfois avec les peuls griots, quelques serviteurs de case, épouses ou concubines. Leur proportion est inconnaissable. Mais elle semble numériquement négligeable sauf peut-être en ce qui concerne les épouses ou concubines.
Une autre question se pose. Le Fouta-Djalon, en dépit d'une réputation illusoire que lui ont forgé les littérateurs est une région très pauvre de l'Afrique occidentale 2, qui inspire cette phrase à G. Vieillard: « La pauvreté générale interdit une forte densité de population: l'habitat est extraordinairement disséminé ». Or la densité de la population sur le plateau de Labé, des Timbis, de Popodara, etc... dépasse 50 au kilomètre carré. Le canton de Bantiŋel (Pita) dépasse 68, ce qui pour l'Ouest africain est anormal et mérite examen.
Pour la première fois, à partir de 1946, l'administration française a entrepris au Fouta un recensement minutieux et sérieux grâce à l'Administrateur Lescan-Dupplessis et à ses adjoints.
On sait qu'au Fouta la population se répartit en communes ou paroisses : les misiide, avec un chef-lieu (domicile du chef, mosquée, etc...) autour duquel gravitent les hameaux peuls ou foulaso et les hameaux de serfs ou runde. Il n'y a pas d'écarts.
Le recensement se fait par hameau dont tous les habitants comparaissent.
Le registre porte essentiellement:

Les recensements administratifs sont considérés en Afrique noire comme n'ayant guère de valeur scientifique, ce qui est exact.
Par exception, il nous a paru que celui-ci en a une certaine pour trois raisons: la valeur professionnelle des fonctionnaires qui l'exécutent; l'exceptionnelle facilité qu'il y a dans un pays aussi fortement hiérarchisé que le Fouta à faire réellement un décompte nominatif exhaustif étant donné le respect qu'en ont les habitants pour les ordres venus de haut et le fait qu'un contrôle direct par le « commandant » permettra de limiter les exactions bien connues des chefs; enfin un esprit nouveau inspire l'opération ; le recensement en cours n'a plus seulement pour objet l'établissement du rôle des impôts, il est le prélude à la fixation d'un état civil individuel devenu indispensable pour des gens appelés à voter en citoyens.
Grâce à l'obligeance de M. Lescan-Dupplessis et de MM. Bayol et Lepelle ses adjoints, il nous a été possible d'opérer un sondage rapide. Nous avons choisi deux groupes de villages; l'un autour de Labé sur un plateau à 1.000 mètres d'altitude, doucement vallonné sans grands accidents de relief; l'autre dans le canton de Djima (Koubiya) au Nord-Est en pays montagneux.

Voici les observations que nous avons cru pouvoir en tirer :

1. Densité de la région de Labé

Le canton de Labé couvre environ 870 kilomètres carrés.
Il chevauche deux régions naturelles. Le haut plateau du Fouta Central à l.000 mètres, peu accidenté, souvent comparé aux hautes pénéplaines du Massif Central français, déboisé stérile ; l'une des régions les plus peuplées d'Afrique occidentale. Les 19 misiide considérées, y compris Labé, s'y trouvent. Elles comptent 35.700 habitants pour 540 kilomètres carrés, soit une densité de 66.
L'est du canton est séparé de cette région par la grande falaise d'altitude groupant quelques 15.000 habitants sur 350 kilomètres de Labé. Il s'étend sur les plateaux de Kolladé, à 750 kilomètres carrés soit une densité de 49 environ. (La densité moyenne de Guinée est d'environ 8).
Au Fouta la densité augmente en fonction de l'altitude et l'uniformité du relief.

2. Degré de dispersion de l'habitat

a) Dans le canton de Labé

Non compris Labé-ville, les 19 misiide considérées :

Labé Daralabé Serima Labé-Ɗeppere
Sempeten Fello-Bantan Seŋen Kompanya
Bagnan Diambata Gonku Daara-Kettyun
Nyogu-Saala Hansaŋere Kulidara Garambe
Naɗel Garki Melicaré  

comptent 308 foulaso pour 23.300 Peuls environ et 121 runde pour 11.300 serfs environ. Soit en moyenne 75 peuls par foulaso et 93 serfs par runde.
Au total 429 hameaux de 80 habitants en moyenne.
Le nombre de hameaux est très variable par misiide. Les plus grosses : Labé et Labé-Ɗeppere comptent respectivement 66 foulaso plus 28 runde soit 94 pour Labé, 64 foulaso plus 155 runde soit 75 pour Labé-Ɗeppere. Par contre Diambata en a 32 foulaso, un runde.
Hormis quelques gros chefs-lieux: Labé-Ɗeppere foulaso: 545 habitants; Garki 467, etc..., la plupart des hameaux s'écartent assez peu de la moyenne de 80 habitants, oscillant entre quelques dizaines et 150 à 200.

Labé-ville

Le centre n'échappe pas à la règle. On a déjà dit (Essai sur la vie paysanne...) qu'elle n'est pas une vraie ville. Même pas un gros village Elle est plutôt une juxtaposition de villages :
Non compris bien entendu Européens et Levantins on compte: le quartier peul de Ley Saare (en réalité ley signifie bas et saare signifie village) de 671 habitants.
Le quartier peul de Dow Saare (de haut et saare village), 509 habitants et ses sous-quartiers, notamment les groupements étrangers:

Ethnie
Nombre de villages
Nombre d'habitants
Diakhankés 2 102 et 51
Sarakollé 1 202
Soussou 1 103
Malinké 1 112
Bambara 1 209
Toucouleur 1 85
Garanke cordonniers
(en majorité d'origine diakhankés)
1 193

soit une agglomération de 2.238 individus répartis en réalité en une douzaine de villages juxtaposés.

Canton de Djima

Koubiya) a 8 misiide recensées :

Bassara Fafaya Soulounde Sonŋesa
Madina-Bambaya Moromi Boussoura Doŋel-Sigon

environ 7,500 peuls occupent 52 foulaso de 144 habitants en moyenne; environ 2.800 serfs occupent 38 roundés de 73 habitants en moyenne.
Moyenne générale pour les 90 hameaux 114 habitants, soit sensiblement plus que la moyenne des hameaux de la région de Labé. Quoiqu'encore extraordinairement dispersé, il est possible que l'habitat le soit moins ici en raison du relief plus accidenté. Il semble donc qu'au Fouta non seulement la densité mais aussi le degré de dispersion diminuent quand le relief est davantage tourmenté.
D'autre part ici les foulaso se juchent de préférence sur les hauteurs et les roundés dans les bas-fonds.

3. Proportion relative des Peuls et des serfs

Comme toutes les régions occupées et commandées par les Peuls, le Fouta comporte, sous-jacente, une couche d'individus de race nègre.
Quelques-uns sont de condition libre. Notamment les groupements allogènes de Labé-ville, et parfois des villages diakhanhé, sarakollé, etc. La plupart sont de condition servile. On s'accorde à attribuer à ceux-ci trois origines possibles :

(a) Labé-ville

Les serfs y sont en petit nombre parce que le Peul ne cohabite pas avec eux. Notons cependant que l'élément Peul est maintenant une minorité à Labé: un millier de Peuls contre plus de 1.200 allogènes.

(b) Région de Labé

Les 19 misiide groupent environ 23.300 peuls contre 11,300 serfs . Par misiide, pour 100 peuls, les serfs sontau nombre de :

Labé (moins Labé-ville) 51,6 Hansaŋere 156
Sempeten 417 Niogou-Saala 30,7
Labé-Ɗeppere 56,4 Dara-Kétioun 57,7
Daralabé 36,9 Gonkou 26,9
Serima 57,2 Diambata 48,5
Melicaré 37,3 Bagnan 61
Garki 66,2 Kompanya 51,2
Naɗel 30 Seŋen 31,7
Garambé 41,7 Fello-Bantan 53,5
Koulidara 103,3  

soit une moyenne de 48 serfs pour 1.000 Peuls ; près du tiers de la population totale, 326 pour mille localement la proportion pouvant varier d'un minimum 26,9 pour 100 peuls jusqu'à 159.

(c) La région de Koubiya (Djima)

Pour les 8 misiide recensées dans le canton de Djima (Koubya) le même calcul donne pour 100 peuls les nombres de serfs suivants :

Bassara 40 Sonŋessa 43
Fafaya 24,5 Doŋol-Sigon 68,5
Boussoura 44 Medina-Bambaya 55,1
Soulounde 30,2 Moromi 25,3

7.495 peuls au total pour 2.800 serfs, soit une moyenne de 37 serfs pour 100 Peuls ; ou une proportion par rapport à la population totale de 271 serfs pour 1.000.
Sensiblement moins que sur le plateau de Labé.

Cette remarque donne à penser qu'au Fouta-Djalon le rapport du nombre des serfs à celui des Peuls est directement proportionnel.

4. Structure des populations de la région de Labé

Si l'on est en droit de s'étonner de très fortes densités sur des terres stériles, il convient d'abord de noter que les terres sont stérilisées et même détruites à cause premièrement de la surpopulation, étant donné que la culture itinérante sur brûlis ne peut guère nourrir plus de 12 habitants au kilomètre carré sous peine de faire du désert par raccourcissement excessif et même disparition de la jachère arbustive. On peut se demander dès lors si par une sorte de juste retour la nature ne tend pas à faire diminuer le nombre des hommes (famines, misères physiologiques, épidémies, faible natalité, etc..)
En fait, comme il est général en pays pauvre et surpeuplé, c'est plutôt le contraire qui semble se produire.
Cela ressort des âges attribués par les recenseurs aux individus qui ont comparu devant eux. Bien entendu il s'agit d'âge approximatif. D'où les deux restrictions que nous nous imposons pour cette étude comparée des âges: ne les retenir que dans le cadre de la décade car on peut admettre qu'un recenseur expérimenté ne commet pas d'erreur supérieure à 4 ou 5 ans pour les jeunes de moins de 30 ans; ne rien conclure pour les décades au-dessus de 40 ans, des erreurs grossières étant inévitables pour les individus âgés,

(a) Nombre et proportion des moins de 20 ans

Le sondage que nous avons fait porte sur les trois misiide de Labé (moins Labé-ville), Serima et Daralabé, soit 13.773 individus.
Le tableau comparatif des âges chez les Peuls et les serfs est le suivant:

Ages Peuls serfs
Moins de Labé Daralabé Sérima Total % % Total Labé Daralabé Sérima
ans
1.679
1.002
235
2.916
308,1
308,6
1.331
807
375
149
1.089
594
219
I.902
201
189,4
817
502
206
109
966
464
160
1.590
168,1
168
724
469
172
83
667
436
76
1.179
124,5
116,5
502
297
148
57
407
292
53
752
79,3
85,3
368
205
126
37
296
159
47
502
53,6
48,7
210
124
64
25
243
103
66
412
43,5
55
237
167
38
32
82
58
20
160
17
20,6
89
53
26
10
23
19
4
46
4,8
8
34
25
7
2
1
1
0
2
0,2
0
0
0
0
0
Totaux
5.453
3.128
880
9.461
1.000,1
1.000,1
4.312
2.649
1.159
504

D'où il ressort pour les trois misiide une proportion de moins de 20 ans de 309 pour mille côté Peul et 498 pour mille côté serf.
On comparera utilement avec les indices de quelques autres pays 3 :

Inde 490 U.R.S.S 450 Allemagne (1989) 319
Turquie 480 Italie 375 France 302
Japon 465 U.S.A 345 Angleterre 300

Confirmation de cet énorme indice est donnée par le nombre des jeunes de moins de 14 ans (non imposables) comparé à la population totale des 19 misiide de la région de Labé (Labé-ville non comprise), ce qui étend le sondage à plus de 34.600 individus : 9.116, jeunes Peuls de moins de 14 ans pour 14.203 adultes, soit 391 pour mille de la population totale côté Peul; 4.460 Jeunes serfs pour 6.868 adultes, soit 3.534 pour mille de la population servile totale.
S'agit-il là d'une réelle surabondance de jeunes, ou au contraire d'un déficit en adultes ?
Il est certain que l'on meurt très jeune au Fouta-Djalon. Le quadragénaire est déjà un vieux.
On ne peut pourtant guère mettre en doute que le taux de la natalité soit fort.
Faute de données utilisables dans le passé il est impossible de savoir les conséquences de l'administration blanche (suppression de famines, vaccinations, etc...) sur une conservation des jeunes peut être mieux assurée pour cette génération que pour ses devancières.
Quelles que puissent être les explications données à un taux si élevé de jeunes, il faut bien sans doute admettre qu'on a affaire à des populations en plein essor démographique.
D'autre part, il serait curieux de vérifier sur une échelle plus vaste si l'avantage marqué par les Peuls sur les serfs de races nègres se confirme.
En tout cas l'étude comparée de la répartition par sexe fera apparaître la meilleure explication du déficit en adultes: l'émigration des hommes.

(b) Répartition des sexes au-dessous de 14 ans

On constate comme il est normal un excédent de garçons.
Dans les 19 misiide de la région de Labé, 4 seulement ont davantage de filles, mais en nombre infime : de 2 à 6. 15 ont un excédent de garçons allant de 1 à 88 (Labé). Au total 4.715 garçons, 4.401 filles pour les Peuls de moins de 14 ans.
Chez les serfs , l'excédent mâle est un peu moins régulier : 8 runde ont davantage de filles (de 2 à 16), mais 9 ont un excédent de garçons qui atteint 86 à Labé.
Au total pour les serfs 2.303 garçons, 2.157 filles, soit 516 garçons pour 1.000 jeunes serfs .
Dans le canton de Djima, même observation:
Les 8 misiide comptent un excédent de garçons au total 1.815 contre 1.496 filles pour les Peuls ; soit 548 pour mille pour les garçons. Pour les serfs 566 garçons contre 506 filles soit 527 pour mille en faveur des mâles.
La récapitulation totale, portant sur environ 45.000 individus donne 525 pour mille en faveur des garçons chez les Peuls ; 518 pour mille en faveur des garçons chez les serfs , et, en tout, 523 pour mille, ou 910 filles pour 1.000 garçons.

(c) Répartition générale des serfs (tous âges)

L'examen de la répartition des sexes à tous les âges fait apparaître au contraire un excédent de femmes.
Chez les Peuls des 19 misiide de la région de Labé, I'excédent des femmes est notable. Sur 23.319 individus, I'excédent féminin est de 375, soit 529 pour mille.
Chez les serfs des mêmes misiide, même excédent partout. Sur 11.328 individus il y a 808 femmes en excédent; soit 536 pour mille en leur faveur.
Dans les misiide de la région de Koubya pour les Peuls: 3.784 femmes contre 3 712 hommes, soit 505 pour mille
Pour les serfs , 1,451 femmes pour 1.368 hommes, soit 514 pour mille.
En faisant le total de chaque sexe, Peuls et serfs réunis pour les deux régions de Labé et de Koubya, on fait apparaître 23.650 femmes pour 21.312 hommes, soit 1.096 femmes pour 1,000 hommes.
Nous avons vu qu'au contraire, chez les jeunes, il n'y a que 910 filles pour 1.000 garçons de moins de 14 ans. Un tel renversement laisse entendre un brusque déséquilibre entre les deux sexes à l'âge adulte.

(d) Déséquilibre entre les sexes à l'âge adulte.

On constate en effet parmi les individus âgés de plus de 14 ans un excédent de femmes anormalement fort.
Dans les 19 misiide de la région de Labé, pour les Peuls:
7.946 femmes, 6.257 hommes; dont 1.689 femmes en plus ; soit 559 femmes sur 1.000 adultes ou 1.269 femmes pour 1.000 hommes.
Pour les serfs: 3.911 femmes, 2.957 hommes: 954 femmes de plus d'hommes, soit 569 femmes sur 1.000 adultes, ou 1.322 femmes pour 1.000 hommes.
Dans la région de Koubya, les excédents sont moins forts. Cependant en ce qui concerne les Peuls on compte 1.897 hommes, 2.288 femmes dont l'excédent est de 315, soit 546 femmes sur 1.000 adultes, ou 1.153 femmes pour 1.000 hommes.
Du côté des serfs 945 femmes, 802 hommes, soit 143 femmes en excédent représentant 541 femmes pour 1.000 adultes ou 1.178 femmes pour 1.000 hommes.
Et sur l'ensemble des 27 misiide, 15.090 femmes, 11.913 hommes; soit 1.266 femmes pour 1.000 hommes.
Un léger excédent de femmes est une chose normale.
On sait qu'il est surtout du au fait que les hommes ne vivent pas aussi longtemps que les femmes (et polygamie).
Mais l' équilibre entre les deux sexes commence normalement à se rompre légèrement au-dessus de 40 ans ; le déséquilibre n'est complet qu'à partir de 70 ans. Or au Fouta les individus de 70 ans sont extrêmement rares. On meurt bien avant. Par conséquent, si l'on s'en tient aux principes habituels de la démographie il paraît difficile d'expliquer par l'excédent de femmes septuagénaires et octogénaires un renversement aussi net de la proportion des deux sexes entre l'enfance et l'âge adulte.
Reste à savoir si au Fouta la vie est courte en raison d'un vieillissement physiologique précoce, ce qui entraînerait entre les deux sexes un déséquilibre normal mais plus tôt que dans les pays à civilisation plus évoluée. Nous posons la question.
Par ailleurs, ce qui est sûr c'est que faute de terres à cultiver et de ressources à trouver sur place, en dépit de l'ingéniosité des agriculteurs (cf. Essai sur la vie paysanne), et de l'essence d'orange, l'homme est obligé d'émigrer :

Il y a une ample dissémination des « Futa Fula » bien connus à des centaines dc kilomètres autour du pays d'origine. Il y a donc une sorte de « densité sentimentale » de la population sur ces austères plateaux, sensiblement supérieure à celle que fait apparaître l'arithmétique démographique car la plupart de ces émigrants sont trop attachés à leur patrie pour la quitter définitivement, quitte à payer deux fois l'impôt : une fois où ils sont réellement, une fois au Fouta afin de n'y point perdre droit de cité.
La plupart au contraire n'émigrent que pour permettre à leur famille de rester. Ils font parvenir aux leurs leurs économies chichement amassées en terre lointaine où ils vont péniblement tenter leur chance. Aussi sont-ce seulement les hommes qui partent, confiant femmes et enfants aux parents, « oncles et frères » des concessions voisines. Mais si cette émigration explique négativement l'excédent anormal des femmes, elle l'explique aussi positivement par le fait que rentrant un jour chez lui l'émigré y ramène les femmes qu'il a prises en terre lointaine.
On peut enfin préciser les facteurs de cette émigration.
Des chiffres indiquent les déséquilibres entre les sexes à l'âge adulte suivant les deux régions et les deux races considérées, deux faits se dégagent.

  1. Pour une région donnée, les serfs ont davantage de femmes en excédent que les Peuls. Etant entendu que cet excédent est surtout dû à l'émigration des hommes en âge de travailler, cela veut dire que les serfs dont le niveau de vie est en général inférieur à celui des Peuls, émigrent davantage que ceux-ci. De fait, par exemple dans les plantations de bananiers de Moyenne et Basse-Guinée, la majorité des manoeuvres prétendus « foulas » qui y sont employés sont en réalité des « captifs ».
  2. Pour deux régions géographiquement différentes comme celles de Labé et de Koubya, l'une peu accidentée, l'autre très tourmentée, l'une surpeuplée, l'autre d'une densité inférieure à 20 habitants au kilomètre carré, l'excédent des femmes est plus grand dans la première parce que l'émigration est la conséquence de la surpopulation.

Conclusion

  1. L'anormale densité de population du Haut-Fouta central ne s'explique pas actuellement par la richesse des sols. Les avantages climatiques et sanitaires naturels ne sont pas non plus une explication : malaria, trypanosomiase et autres quoique moins répandues qu'en Basse-Côte exercent ici aussi leurs ravages.
    Au contraire, la fraîcheur d'altitude est vraisemblablement préjudiciable à un être humain accoutumé à la chaleur. D'autant que le froid compromet les cultures vivrières tropicales de base, le riz notamment.
    Inversement, la stérilité et le déboisement du pays s'expliquent par la surpopulation et l'abus de la culture sur brûlis.
    Peut-être cette surpopulation a-t-elle pour origine une certaine richesse originelle et fugitive du terroir lors de la colonisation noire ou peule. Mais il n'en reste rien et le déséquilibre actuel entre les besoins des hommes et les possibilités de la terre pose un problème inquiétant.
    Des faits d'ordre humain sont sans doute l'explication de la forte densité du peuplement : préjugés psychologiques, faits sociaux, historiques. Notamment les serfs prisonniers de guerre ont inconsidérément alourdi la charge humaine du massif mais dans une proportion impossible à évaluer.
  2. Au Fouta, la densité du peuplement est en fonction directe à la fois de l'altitude et de l'uniformité du relief. La falaise à l'Est de Labé est une limite nette de zones de densités différentes.
  3. L'habitat est sans exception rural même à Labé-ville.
    Il est dispersé à l'extrême. Toutefois le degré de dispersion est en fonction directe de l'uniformité du relief. En pays accidenté, les hameaux sont plus peuplés qu'en pays plat.
  4. Ethniquement, le Fouta est peuplé d'individus d'origine Peule et d'individus de condition servile de races nègres.
    La proportion des deux éléments est très variable localement. Dans l'ensemble on compte un tiers de serfs et deux tiers de Peuls dans la région de Labé.
    Il semble que ce rapport augmente en fonction de la densité de la population et de la proximité d'un gros centre politique et militaire comme Labé.
    Cette proportion ne tient aucun compte des quelques individus d'origine servile nègre qui peuvent vivre dans les foulaso parce que leur nombre est inconnaissable. Il est certainement très faible. Cependant, il y a un fait essentiel à noter: très fréquemment un Peul (Diallo Bâ, ou Baldé, Barri, Sow) compte parmi ses épouses légitimes et, plus souvent parmi ses concubines, des femmes d'origine nègre : une Koïta, Kamara, etc... Ces femmes sont très recherchées des Peuls parce qu'elles ont la réputation d'être mères plus fécondes et plus saines que les femmes peules. En conséquence, à peu près tous les prétendus « purs peuls » du Fouta-Djalon sont très métissés et en général aussi noirs que les serfs mais ils conservent mieux les autres caractéristiques de leur race (nez et lèvres minces cheveux non crépus, stature, etc...). Dans la mesure où contraint par le surnombre et les nécessites alimentaires le Peul du Fouta doit renoncer à sa « manie » pastorale » (G. Gourou) se sédentariser et devenir cultivateur et émigrer il se « négrifie ».
  5. Les populations sous-alimentées du Fouta-Djalon comptent une proportion exceptionnellement élevée de jeunes de moins de 20 ans.
    Ce fait s'explique peut-être moins par une forte natalité et par la protection sanitaire due à l'influence blanche que négativement, par un déficit anormal en adultes : on meurt jeune au Fouta et surtout les hommes émigrent.
  6. On constate chez les jeunes de moins de 14 ans, un fort excédent masculin, et exactement le contraire chez les adultes.
    Les proportions naturelles semblent du même ordre chez les Peuls et chez les serfs .
    Il serait intéressant de savoir dans quelle mesure la disproportion entre les deux sexes à l'âge adulte s'explique par la survie féminine. La rareté des vieux dépassant 60 ans pose le problème de savoir si le déséquilibre entre les deux sexes apparaîtrait plus tôt que dans les pays européens par suite d'un vieillissement physiologique prématuré.
  7. Quoi qu'il en soit, l'âge adulte, 1.266 femmes pour 1.000 hommes est une proportion tout à fait anormale dont la meilleure explication est une forte émigration de l'élément mâle actif.
    Cette émigration est temporaire ; les hommes laissent leurs femmes au pays. Elle développe le métissage des peuls avec les nègres, l'émigrant, rentrant chez lui, y ramène les femmes qu'il a prises en émigration.
    L'excédent féminin croit comme la densité de la population : ce qui met en évidence sa relation avec l'émigration.
  8. Les régions les plus peuplées du Fouta, en tous cas autour de Labé, sont celles où, les serfs y étant en plus grande proportion et l'émigration la plus nécessaire, les Peuls ont le plus de chance de contracter des unions avec des femmes de races nègres. C'est donc au cœur du Fouta que se rencontrent le moins de Peuls purs.

Notes
* Publié condensé dans la « Revue de Géographie humaine et d'Ethnologie », Paris, Gallimard 1949.
1. G. Vieillard, Notes sur les peuls du Fouta-Djallon, Bull. IFAN, II, 1-2, 1940 p. 89.
2. Voir ce que nous en avons déjà dit dans: « Essai sur la vie paysanne au Fouta-Dialon. Le cadre physique, l'économie rurale, l'habitat », Revue de Géographie Alpine (Grenoble), 32, 2, 1944, pp. 136-240
3. Landry A., Traité de démographie, Payot, Paris, 1945, p. 128.