webFuuta
Géographie-Ethnographie coloniale
Jacques Richard-Molard 1


Les densités de population au Fouta-Djalon et dans les régions environnantes

Hommage à Richard-Molard. Présence Africaine. Paris 1953, vol. 15 pp. 83-96


L'établissement de la carte des densités de population repose :

  1. sur les recensements administratifs. Ceux-ci, base de l'impôt par tête pour les territoires français, par maison (hut-tax) pour les territoires britanniques et portugais sont imprécis. Du côté français les recenseurs se préoccupent parfois peu des non imposables (jeunes de moins de 14 ans, vieux de plus de 70 ans) ; parfois il ne s'agit encore que de simples estimations sur la foi des déclarations des chefs de canton. Du côté britannique la question est de savoir quel est le nombre moyen d'habitants par case. Nous avons adopté le coefficient 4.5 proposé par l'Administration du Sierra-Leone. Mais M..E.F. Sayers, Public Relations Officer, qui connaît parfaitement le pays juge ce coefficient très insuffisant. Nous nous y sommes tenu parce que pour les régions qui nous intéressent les résultats qu'il donne permettent de faciles raccords avec les densités de Guinée française voisine; ce sont des régions à case ronde simple ; la maison rectangulaire à plan complexe y est peu connue contrairement à ce qui se passe en basse côte ; or, c'est surtout pour elle que le coefficient serait à majorer fortement;
  2. sur les superficies des cantons (regulados portugais et chiefdoms britanniques) estimées au papier calque millimétré. Pour le Sierra-Leone les résultats nous ont été obligeamment communiqués par l'Administration de ce territoire. Pour les autres, il a d'abord fallu fixer sur la carte (au 200.000e en Guinée française) les limites des cantons. Nous l'avons pu avec précision pour tout le cercle de Labé, c'est-à-dire la région essentielle. Ailleurs, les limites figurées ne sont qu'approximatives. Nous avons dû y renoncer pour le cercle de Dubréka dont 3 administrateurs visités successivement n'ont pu nous renseigner ;
  3. nous avons ensuite interprété la densité moyenne de chaque canton en fonction de la géographie physique, d'après les cartes les plus détaillées, et d'après nos propres observations sur l'ensemble du Fouta, les montagnes entre Kindia, Forécaria et Dubréka, toute la région littorale. C'est pourquoi certaines parties de tel canton peuvent être figurées dans un échelon supérieur ou inférieur à celui de sa densité moyenne.
Guinée Portugaise
Circonscription de Gabu Superficie Km2 Habitants Densité km2
Regulado de Mana 1.200 7.363 6,2
Regulado de Pachisse 1.050 4.373 4,7
Regulado de Boé 2.500 3.880 1,6
Guinée Française
Cercle de Gaoual
Canton du Badyar 2.000 12.000 6
Canton du Coniagui 950 11.500 12
Canton du Ndama Bassari 2.600 10.000 4
Canton du Tenda Ley Maayo 3.150 6.200 2
Canton du Boowe Ley Maayo 3.900 12.200 3
Canton du Gadha Komba 1.950 7.500 4
Canton du Kinsi 1.750 9.000 5.1
Canton du Binani 1.150 13.400 11.7
Cercle de Boké
Canton de Foula 2.700 4.400 1,7
Cercle de Boffa
Canton de Bangalan 810 5.100 6,2
Canton de Lisso 855 5.400 6,3
Canton de Sombory 1.025 5.300 5
Canton de Koba 460 5.300 5
Cercle de Télimélé
Canton de Bowe 2.275 13.424 5,8
Canton de Bambaya 2.300 13.600 5,9
Canton de Kebou 2.600 26.900 10
Canton de Monoma 7500 9.400 12,5
Donhol + Hollande 910 19.500 21,4
Cercle de Labé
Canton de Tomini 1.180 37.000 31,5
Canton de Ouésséguélé 885 31.500 35
Canton de Hore Komba 1.370 40.000 29,2
Canton de Hore Djimma 890 32.000 36,2
Canton de Labé 870 51.000 58
Canton de Koïn 2.370 38.500 16,2
Canton de Djimma 1.250 27.200 22
Canton de Gadha-Kolle 2.700 12.500 4,7
Canton de Gadha-Oundou 3.500 1.600 0,4
(Mali)Canton de Sangalan 900 6.000 6,6
Canton de Mali 1.350 20.400 14,9
Canton de Bara 444 11.100 25
Yambéring 1.850 46.000 25
Pellal 720 10.000 13
Ouara Sabé 1.950 8.500 4,3
Cercle de Pita
Canton de Bantignel 180 12.300 68
Canton de Timbi Madina 625 27.400 44
Canton de Timbi Touni 1.600 30.000 19
Canton de Bomboli 280 9.900 36
Canton de Massi 1.050 15.500 15
Canton de Sokilis 915 9.100 10
(Dalaba) Kankalabe 550 11.800 21
Canton de Bodie 760 6,300 8,3
Canton de Kebali 700 15.500 22
Canton de Dalaba 1.150 23.500 20,5
Canton de Fougoumba 210 2.000 10
Cercle de Mamou
Canton de Boullivel 600 7.400 13
Canton de Mamou 2.350 17.600 7,5
Canton de Poredaka 300 11.100 37
Canton de Houré 980 3.000 3
Canton de Kolen 1.700 3.300 2
Canton de Kaba 675 3.500 5,2
Canton de Saïn 690 5.700 8,3
Canton de Timbo 810 11.000 14
Canton de Nionkolo 1.030 1.875 1,8
Cercle de Kindia
Canton de Samoukiri 700 6.640 9,5
Canton de Baring 520 3.857 7,5
Canton de Friguiagbé 850 6.772 7,9
Canton de Goumba 850 5.937 11,5
Canton de Kindia 610 12.041 + 10.027 ville 18,7
Canton de Kinsan 720 3.480 4,3
Canton de Molota 830 6.730 8
Canton de Saloun 475 3.480 7,3
Canton de Sannou 580 2.610 4,5
Canton de Sikhima 200 2.402 11,9
Canton de Tamiso 800 5.461 6,8
Canton de Téné 640 5.309 8,2
Canton de Takoubéa 660 4.640 7
Cercle de Dubréka
Canton de Dubréka 6.200 63.000 10,7
Cercle de Forécariah
Canton de Morébaya Kabak 640 9.300 14,7
Canton de Moréah 1.240 16.500 13
Canton de Méllakoré 830 11.300 13,6
Canton de Béna 1.250 15.000 12
Samou Morécania 260 5.500 21
Sierra Léone
Karene District
Chiefdom Tambakha Yobandji 1.755 7.435 4,2
Chiefdom Tambakha Simibudji 525 2.815 5,3
Chiefdom Sela Limba 448 9.545 21,3
Chiefdom Sanda Loko 578 8.750 15
Kambia District
Chiefdom Dembelia E. 525 5.590 10,6
Chiefdom Dembelia W. 257,5 4.045 15,7
Chiefdom Fusalaba 422 3.490 8,2
Chiefdom Kamuke 413 2.330 5,6
Chiefdom Warawara N. 543 5.055 9,3
Chiefdom Warawara S. 375 7.095 19
Chiefdom Bongobong 181 1.760 9,7
Chiefdom Kasanko 174 2.410 13,8
Bombali District
Chiefdom Biriwa Limba 819 14.205 17,3

La carte hypsométrique est tirée des feuilles au 200.000e du Service Géographique de l'A.O.F : Youkounkoun, Kédougou, Satadougou, Koumbia, Labé, Tougué, Télimélé, Kindia, Conakry, Siéroumbia ; de la carte hypsométrique au 500.000e de Sierra Leone. On a interprété et simplifié le relief et choisi les courbes de niveau 100, 200, 500, 900, 1.200 mètres qui nous ont paru rendre de façon satisfaisante le relief tabulaire de la moyenne Guinée et permettre d'utiles suggestions pour la compréhension des variations régionales des densités. Dans les observations qui suivent nous ferons également appel à des faits déjà exposés par nous dans des travaux antérieurs 1.
On remarque d'abord le dépeuplement des régions basses de l'intérieur notamment dans le cercle de Gaoual et les régions voisines. Les eaux y sont abondantes 1.500 mm. par an et davantage. Mais ce sont essentiellement des régions à boowal (boowe est le pluriel du mot peul bowal) auquel nous donnons le sens de surface subhorizontale cuirassée de carapace ferrugineuse ou latéritique et plus ou moins dénudée) donc des pays particulièrement peu favorables à l'agriculture.
Mais nous expliquerons plus loin que nous ne croyons pas cette explication suffisante.
On note en effet parmi les solitudes des îlots plus peuplés de paysans nègres, en général nettement réfugiés en des sites défensifs :

En aucun cas ces peuples n'occupent des terroirs particulièrement favorables. C'est même, sauf pour les Coniagui, nettement le contraire, comme il sied à des refoulés. Repliés sur eux-mêmes, manquant d'espace pour se permettre la technique normale de la culture itinérante sur brûlis, ils ont seulement dû parfois remarquablement perfectionner leur système agricole. Ils sont les meilleures preuves vivantes qu'en plein mauvais pays pourraient vivre partout des densités très largement supérieures à ce qu'elles sont.
Dans l'ensemble, en se rapprochant de la côte, l'on voit des densités augmenter. Nous négligerons ici quelques cas de fortes densités dus à l'influence européenne :

En général, jusqu'à 100 ou 150 km. dans l'intérieur le climat favorise le palmier à huile ; les vallées plus larges et plates permettent la riziculture inondée sans jachères. Sur la côte même, la mangrove et le poto-poto défrichés, aménagés artistement en rizières par de savants travaux de drainage et de protection, la bonne venue du colatier, l'exploitation de la pêche, l'extraction du sel, font vivre des populations parfois très denses sur les quelques éminences sableuses (anciens cordons littoraux) qui dominent les plaines inondables et offrent de bons sites d'habitat (Koba, îles de Kakossa et de Kabak, etc.). Mais l'Anthropologie démontre que ces peuples ne sont pas des « guinéens » ou des « sylvestres » Ce sont de purs Soudanais, refoulés eux aussi, chassés au bout du monde et confinés dans les labyrinthes du poto-poto, parents souvent des résiduels de l'intérieur cités plus haut (par la langue, les traditions, l'appartenance aux mêmes sociétés secrètes, etc.) :

Ainsi les fortes densités littorales sont-elles vraisemblablement dues non pas d'abord à l'excellence du terroir (au reste le climat y est particulièrement funeste) et à l'art de l'aménager en rizière inondable, mais à des vicissitudes humaines ; et c'est un peuplement de vaincus et fugitifs refoulés sur des terroirs a priori détestables qui a forcé l'homme a en tirer ensuite admirablement parti, et sans doute y croître et multiplier et vivre mieux qu'ailleurs.
Au coeur du pays s'élève le Fouta Dialon. Sans lui on ne comprendrait pas ce qui précède, et, réciproquement, sa richesse démographique s'explique en partie par la pauvreté en hommes des pays environnants.
Il est constitué par un complexe de hauts plateaux où dominent les surfaces horizontales liées à la structure géologique : des grès cambro-ordoviciens, épais parfois de plus de 800 m., plaqués sur le socle précambrien sous-jacent préalablement pénéplané, incliné vers l'Ouest. Les intrusions de dolérites injectent les grès, bourrent l'ensemble et couvrent souvent de grandes étendues (Tougué, Mali par ex.).
Nous y distinguons trois grandes régions naturelles :

Sur un axe Nord-Sud, les hauts plateaux du Fouta central:

Le fait le plus frappant si l'on compare les deux cartes est l'évidente coïncidence des hauts du Fouta notamment du Fouta central avec les plus fortes densités de peuplement. Le canton de Bantinhel (Pita sur les Timbi) dépasse 68 habitants au km2. La portion du canton de Labé sise sur le haut plateau atteint 66 pour 540 km2. Il y a là un fait démographique extraordinaire. Rappelons que la densité moyenne de la Guinée française est de 8 et qu'en général dans l'Ouest africain les montagnes sont dépeuplées au profit des régions basses ; ce qui se vérifie sur la région que nous considérons ici pour toutes les principales montagnes hors du Fouta ; notamment au Sud (Basse Guinée, région de Kindia) quoique leur structure leur relief et leur modelé leurs sols et même leur climat soient sensiblement identiques à ceux du Fouta. Du point de vue du véritable homme des pays tropicaux humides de l'Afrique occidentale le Nègre paysan qui, sauf en forêt équatoriale vit essentiellement de céréales, c'est chose normale: au Fouta du fait de la fraîcheur et de la forte nébulosité dues à l'altitude, pendant l'hivernage c'est-à-dire la campagne agricole, le « petit mil » (Pénicillaire) le « gros mil » (Sorgho), les riz peut-être même viennent mal. La céréale de base des hauts du Fouta est le Fonio une céréale de misère.
En outre du fait de l'abondance des dolérites (les roches qui se latéritisent le plus facilement ici), de l'ampleur des surfaces tabulaires horizontales du climat tropical à une seule saison des pluies et une seule saison sèche, l'une comme l'autre longues et très accusées, de l'altitude qui accélère le ruissellement et le décapage des sols, le Foula est une des régions d'Afrique les plus abondamment pourvues de boowe, aux sols les plus dégradés et les plus pauvres. Il nous paraît moins apte, naturellement à nourrir de fortes densités humaines que le pays des Boowe lui-même. Et pourtant, à la suite d'une enquête de détail dans le canton de Labé et celui de Koubiya (Djimma), nous avons constaté, ce que les cartes jointes permettent d'étendre à l'ensemble du Fouta, que, dans ce massif, la densité de population croît en fonction de l'attitude c'est-à-dire de l'inaptitude à produire les céréales de base, et de l'uniformité du relief, c'est-à-dire de l'abondance du boowal.
Il faut demander à la composition ethnique de la double humanité qui peuple le massif (dont le nom double rend lui-même compte) et aux vicissitudes politiques, militaires et sociales (à jamais perdues pour nous faute de documents anciens) dont elle résulte, l'explication la plus plausible d'un surpeuplement anormal du point de vue de la géographie physique.
D'une part est en place une couche peule (dite Fouta-Foula par les Malinké et les Soussou), sédentarisée, profondément négrifiée, mais très peule encore ; ces gens sont musulmans convaincus, aristocrates négrophobes et oisifs, sinon leurs femmes. Quoique conservant la manie du boeuf, ils ont cessé d'être pasteurs et confient leur troupeau à des Peuls qu'ils méprisent, restés beaucoup plus purs, qualifiés de Foulbé buruurè, c'est-à-dire Peuls de la brousse. Mais ils n'en sont pas pour autant devenus agriculteurs, exception des femmes qui font un artistique jardinage. Pour tout Peul l'agriculture est l'affaire d'esclaves, c'est-à-dire de Nègre. Et leur Islam, moins hétérodoxe que celui des paysans noirs, les confirme dans ces préjugés.
Le Peul est un être xérophile an même titre que le zébu et le baobab. Dans un pays où il tombe chaque année quelques 2 mètres de pluie il n'est pas dans son habitat normal. Mais il y a trouvé la vache Ndama qui remplace fort bien le zébu. Il y a trouvé le boowal impropre à l'agriculture mais excellent terrain de parcours. Le boowal appelle le troupeau. Or, l'altitude permet à l'homme du Sahel de trouver ici un milieu qui ne lui est pas trop défavorable : grâce à elle, au-dessus de 750/800 mètres le Foula ne connaît pour ainsi dire pas cette combinaison d'humidité et de fortes chaleurs qui caractérise les climats méridionaux de l'Afrique occidentale. Il est donc très compréhensible que, sans doute depuis très longtemps, des Peuls aient pénétré au Fouta. Il ne l'est pas moins qu'ils aient réussi à s'en rendre maîtres : non-nègres, ils sont doués d'une supériorité incontestée en matière d'initiative individuelle, d'astuce, d'organisation militaire et politique. La couche ethnique peule, quelque métissée qu'elle soit, couvre le vrai Foula, qui par là se trouve être une entité ethnique plus qu'une région naturelle ; ses limites sont imprécises parce qu'elles dépendent au moins autant de l'histoire que des formes et des altitudes du relief. On peut même dire qu'en plein massif les fonds qui s'abaissent au-dessous de 750 mètres ne sont pas le Fouta, parce que les Peuls n'y sont pas; ou bien il n'y a presque personne, comme dans la vallée de la Koumba entre Mali et Labé, ou bien il y vit des Nègres, comme dans les vallées du Kokoulo et de la Kakrima.
D'autre part, sous la couche peule, le massif entretient une population nègre. C'est elle qui possédait le Fouta avant la révolution peule du XVIIIe siècle. Elle a été asservie mais nullement éliminée, au contraire. Comme esclaves, les Noirs cultivent pour les nobles Peuls, qui ne peuvent se passer d'eux. La paroisse (misiide) du Fouta, c'est-à-dire le territoire communal comprend toujours autour du chef-lieu un nombre variable de hameaux dont les uns sont peuplés de Peuls, ce sont, comme les nomment les Malinké, les foulasso, ou les marga ; les autres sont peuplés de « captifs » (on dit maintenant « anciens captifs »), qualifiés par les Peuls de mattioubé ou rimaybé : ce sont les roundé. Dans la mesure où le relief le permet, les foulasso sont sur le plateau, les roundé dans les fonds, là où l'agriculture est rémunératrice. Traditionnellement si le boeuf n'est pas richesse mais raison d'être et fierté, dignité du Peul, le mattioudo (sing. de mattioubé) par contre est vraiment le capital. Et plus l'exploitation d'un terroir chiche devient difficile à cause de la dégradation progressive des sols, du déboisement par excès de brûlis trop fréquents, par « boowalisation », et davantage il faut de captifs.
Tout ce qui est parvenu jusqu'à nous du passé du Fouta fait état des guerres peules incessantes en pays nègre, partout à la ronde, à la recherche non pas de terres que l'on n'habiterait pas, mais d'esclaves. Toutes les traditions de la région, tant nègres que peules, ne sont qu'une épopée centrée sur les aventures guerrières des Fouta-Foula contre :

En Basse Côte, quand ce n'étaient pas les guerres, c'était le trafic d'esclaves: vendus par leurs propres chefs, Nalou, Landouman, Baga et autres étaient régulièrement achetés par les seigneurs du Fouta. Le 8 mai 1893, F. Milanini, administrateur du cercle de Boké, écrivait au gouverneur de la Guinée française depuis peu installé à Conakry:

« ... les esclaves prennent tous la route de Fouta... il me semble... qu'en tolérant l'esclavage dans le pays le Gouvernement ne saurait permettre pourtant que celui qui, en quelque sorte, est aujourd'hui son administré puisse devenir demain l'esclave d'un foulah (sic) ».
(Archives de la Guinée française, IFAN Conakry).

Ainsi la surpopulation du Fouta s'explique parce que les Peuls ont réussi à le coloniser et à s'en rendre maîtres. Il reste possible qu'ici, devenus montagnards, ils aient vu leurs qualités politiques et militaires encore majorées par rapport à leurs congénères du Fouta-Toro et du Macina. Leur Etat a été en tout cas le modèle des Etats négro-peuls de l'Afrique occidentale et probablement le premier en date. Ceci établi, la quantité et la proportion des « captifs » ne devait pas cesser dc croître jusqu'à l'occupation française. Nécessité vitale puisque le Peul ne veut rien faire; que son troupeau n'est pas utile ; qu'au fur et à mesure de l'exploitation de la terre, les rendements baissent à travail égal. Au surplus, le nombre de « captifs » indiquant la richesse, il s'y mêle vite une pointe de vanité, ce qui chez ces aristocrates très chatouilleux quant à leur honneur est d'une grande importance.
Ainsi, sur les quelques 750.000 habitants du Fouta compte-t-on probablement 250.000 à 300,000 « captifs » purs nègres, de toutes sortes d'origines ethniques, en majorité manding: « Dans le Bas Fouta, écrit G. Vieillard 2, on trouve deux tiers de Peuls pour un tiers de serfs; ailleurs, dans le Haut Fouta et le Fouta occidental, maîtres et serfs sont à peu près égaux en nombre ».
Pour plus de précision, au cours d'une enquête de détail dans la région dc Labé, nous avons estimé la proportion des serfs par rapport à la population totale à 35,6 %. Dans le canton de Djimma (Koubiya), au Fouta oriental, la proportion est d'environ 29%. Il nous a paru que la proportion des serfs croit comme la densité de la population, qu'elle peut être particulièrement forte à proximité d'un grand centre politique et militaire comme Labé, dont les princes ramenaient comme butin de guerre la part du lion.

On comprend par là du même coup la surpopulation du Fouta et la dépopulation des régions environnantes que les Fouta-Foula n'ont pas peu contribué à dépeupler; on s'explique aussi bien les îlots exceptionnels de densités fortes ou moyennes par refoulement de peuples nègres en quête d'un refuge où abriter leur liberté. Si l'on avait ici le loisir de rassembler comme dossier de pièces à conviction les pirateries relevées par les observateurs d'autrefois Mollien, René Caillé, Hecquard, Sanderval, Noirot, Bayol notamment, on établirait un palmarès singulièrement suggestif.

Cette surpopulation n'est pas un fait récent. Dès 1821, Mollien décrit le Fouta comme nous le voyons aujourd'hui, aussi déboisé et bowalisé. De même Hecquard. Et il y a de fortes chances pour que de leur temps ce ne fût pas nouveau non plus. Nos Agronomes et Forestiers nous paraissent se tromper en insistant sur la rapidité actuelle de la dégradation des sols, du déboisement, de la bowalisation du Fouta. Tout cela a précédé et même provoqué la venue des Peuls, bien des fois séculaire déjà. Nul doute que le mal n'aille progressivement en empirant ; il s'aggravera davantage si la charrue finit par se faire adopter. Mais il n'y a probablement pas immédiat péril en la demeure. En effet, l'on vit chichement au Fouta et on y est maigre ; mais on y vit et la population est en plein essor démographique ; un sondage dans Ia région de Labé révèle que la proportion des jeunes de moins de vingt ans y est de 509 % pour les Peuls et de 480 % pour les serfs (490 dans l'Inde, 480 en Turquie, 465 au Japon, 450 en URSS, 375 en Italie, etc., d'après A. Landry) ; ce qui s'accorde avec un sex-ratio très favorable. Un puissant courant d'émigration est établi au profit des régions voisines des bananeraies de Guinée, des villes jusqu'à Bamako et Dakar. Il est généralement temporaire et les expatriés expédient à la maison paternelle une part de leurs gains. Il existe donc au Fouta une sorte de densité sentimentale de la population encore supérieure à celle qui ressort de l'arithmétique.

D'autre part, contrairement à plusieurs peuples de l'Ouest africain confinés en surnombre sur un espace insuffisant pour leur permettre la culture traditionnelle itinérante sur brûlis, les paysans du Fouta n'ont pas ressenti encore la nécessité d'inventer des techniques agricoles sensiblement différentes. Tout au plus peut-on mentionner la pratique d'un écobuage vrai, le procédé des mouki, sur les hauts plateaux. Mais il ruine la terre plus complètement que l'habituel brûlis.
Nous avons du moins signalé ailleurs combien les femmes du Fouta sont devenues habiles à cultiver le potager de case, le suntuure du gallé (maïs, taro, niébbé, manioc, patate, cotonnier, etc.) d'une superficie de quelques ares ou dizaine d'ares, intensivement, en culture mélangée, fumé, sur terrain perpétuellement enrichi. Sans doute le gallé ne fournit-il que des denrées complémentaires par rapport aux lougans (gese, au singulier ngesa) de brousse. Nous croyons cependant qu'à mesure que le lougan s'avère déficitaire, le gallé et en brousse même le champ clos de maïs se développeront naturellement. Il suffirait d'encourager et de développer ce système que les femmes du Foula ont elles-mêmes inventé pour mettre le massif à l'abri d'une dévastation plus complète et de la disette.
Ni la géographie physique ni les techniques agricoles ne suffisent à rendre compte de l'actuelle répartition des densités de population dans les régions considérées ici. L'insécurité d'autre fois l'explique en premier. Les traits physiques du pays interviennent secondairement comme support aux faits humains. Toutefois, la nature du Fouta Dialon, ses boowe, sa fraîcheur sont causes de la mainmise des Peuls sur lui.
Colonisé par les Peuls, le Fouta est devenu à cause d'eux un des pays les plus peuplés d'Afrique noire. Pourtant sa nature physique en fait aussi l'un des pays d'Afrique noire les plus inaptes à nourrir de fortes densités de population. Les Boowe déserts de l'Ouest, parce qu'ils sont aussi humides et beaucoup plus chauds que lui nous paraissent avoir un optimum démographique théorique sensiblement supérieur au sien.
Moyennant une émigration temporaire surtout, qui n'affecte qu'une faible minorité, une sous-alimentation chronique mais jamais dramatique, quelques perfectionnements des techniques agricoles dont la valeur reste surtout à l'état de promesse pour l'avenir, le Fouta central arrive à faire vivre des densités de population égales et parfois très supérieures à la densité rurale de France.
Aussi ne voyons-nous aucune raison matérielle, pourvu que règne la sécurité, pour que la quasi totalité des régions figurées sur les cartes jointes, même les plus déshéritées, ne puissent porter des densités aussi fortes que le Fouta Dialon.

Notes
1. “Essai sur la vie paysanne au Fouta-Dialon. Le cadre physique, l'économie rurale, l'habitat”. Revue de Géographie alpine. Grenoble, XXXII, 2, l944, pp. 135-240).
“Démographie et Structure des Sociétés négro-peul… du Fouta-Dialon.” Revue de Géographie Humaine et Ethnologique n° 4, oct. 1948-oct. 1949, Paris, Gallimard.
2. G. Vieillard. Notes sur les Peuls du Fouta-Djallon. Bulletin de l'IFAN, II, 1-2, 1940.