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R.P. Patrick O'Reilly
Gilbert Vieillard. Mon ami l'Africain

Edition privée non-commerciale. Dijon. 1942. 167 p


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Soldat du 27e R.T.A.
Secteur Postal 600

Au printemps de 1920, dans la cour du Vieux Fort, à Vincennes, avant la soupe du matin, le groupe cycliste de la 5e division de cavalerie se forme en carré pour le rapport. La classe 20 vient d'être incorporée. J'en suis. Un peu gauches dans leurs treillis neufs, les recrues, d'un œil intéressé, regardent la cérémonie. L'adjudant de semaine bâille de faim et d'ennui. Frétillant, un sergent-major distribue ses papiers. Soudain, apparaît le capitaine : “La décision !.…” Entre un paragraphe concernant la coupe des cheveux à l'ordonnance et un rappel des heures d'ouverture de la cantine, elle réclame ce jour-là des volontaires pour l'armée du Levant, ce qu'on appelle alors les Théâtres d'Opérations Extérieures. Et le capitaine de s'informer, par acquit de conscience : “Y a-t-il parmi vous des volontaires pour les T.O.E. ?”
Peines de coeur ou bisbilles avec son caporal, goût de l'aventure ou dégoût de la vie parisienne, un malheureux garçon sortit des rangs et se présenta. Le capitaine qui, je le pense, n'aimait pas voir filer son monde, le félicita de son geste avec une ironie un peu accentuée. Il loua son ardeur au service de la Patrie, lui prédit une rude campagne et ordonna au fourrier de l'aligner sortant en solde et vivres, après lui avoir octroyé les plus vieilles frusques, quarante-huit heures de permission et un ordre de route pour Marseille.
Ecrivant le titre de ce chapitre : Secteur postal 6oo, le secteur des troupes du Levant, j'ai songé que, dans quelque caserne, la même scène, — le sarcasme en moins, — avait dû se passer pour Gilbert.
Bien que de mon âge, Gilbert était néanmoins d'une classe militaire antérieure à la mienne. On racontait dans ma famille qu'une fantaisie de son père avait causé ce décalage. Un fils lui étant né le 1er janvier 1900, Maurice Vieillard aurait trouvé plus pittoresque d'en faire un rejeton du “stupide XIXe” que l'initiateur d'un siècle nouveau. Il aurait donc été le déclarer à la mairie comme venu au monde le 31 décembre 1899. Avec sa droiture de soldat, Maurice Vieillard m'assura depuis lors qu'il n'aurait pas voulu voir son fils faire son entrée dans le monde sous le signe d'un mensonge, et que cette histoire est apocryphe. Quoi qu'il en soit, Gilbert fut incorporé pendant la Grande Guerre. A peine instruit lors de l'armistice, il n'eut pas le temps de se battre. Les six mois qui suivirent le 11 novembre se passèrent pour lui à rouler des tonneaux dans la gare de Bernay et à jouer au factionnaire à la porte de casernes lorraines. La perspective de mener un ou deux ans encore une existence remplie d'occupations de cet acabit n'était guère pour lui sourire. Il s'ennuyait, l'arme au pied, à regarder se flétrir les lauriers coupés par ses aînés. Quitte à faire trois années de service, plutôt les passer à voir du pays et à guerroyer quelque part. La nostalgie du soleil, le démon de l'aventure et celui du risque, l'odeur de la poudre firent le reste. Les portes d'or du Levant s'entr'ouvraient devant lui. Il s'y engagea avec l'allégresse et l'enthousiasme de ses vingt ans.

Le mandat français s'organisait à cette époque en Syrie-Cilicie, et les différentes conventions diplomatiques tendaient à substituer un corps d'occupation français aux forces anglaises qui, lors des dernières années de la guerre, avaient défendu en Palestine les avancées du canal de Suez contre des incursions germano-turques.
C'est en novembre 1919 que le général Gouraud avait pris le commandement de nos forces au Levant et relevé les Anglais au nord de la Syrie, pendant que ceux-ci s'installaient en Palestine.
Les moyens dont il disposait étaient loin de répondre à ses obligations. Une simple division, sans artillerie, aviation ni moyens motorisés, devait remplacer dans le nord syrien et en Cilicie plusieurs corps d'armée coloniaux anglais, richement dotés de matériel.
La situation prit vite un tour menaçant. Des pan-nationalistes sillonnaient le pays en distribuant des armes. Ils nous accusaient de préparer une main-mise sur tout le pays et de poursuivre au profit des Arméniens une politique d'oppression turque. Des Mauser de modèles turc ou allemand et de millésimés tout récents, des Martini transformés, des armes à répétition franchissaient en contrebande les passages du Haut-Oronte. L'insurrection générale était latente. Déjà, çà et là, des bandes coupaient les voies ferrées, attaquaient nos convois. Disséminés sur un immense territoire, sans bases d'opération ou de ravitaillement, nos postes, en butte aux coups de mains des irréguliers, Bédouins ou Tchétés, et incapables de riposter avec avantage, étaient dans une position précaire.
En février 1920, l'Etat-Major de Beyrouth avait vraiment lieu d'être inquiet. Chaque jour, l'agitation gagnait du terrain. Chez les Alaouites, le cheik Saleh, un des chefs féodaux du pays, était en pleine rébellion et tenait la montagne avec ses partisans, aux alentours de Rasté, sa capitale religieuse. Cependant, les renforts n'arrivaient qu'au compte-gouttes. D'urgence, Gouraud réclamait des moyens d'agir. On fit enfin droit à ses demandes et plusieurs divisions légères, équipées pour une campagne dans des régions montagneuses, furent organisées avec des troupes ramenées de l'Afrique du Nord et des Dardanelles. Gilbert fit partie d'un de ces transports et, le 10 avril 1920, griffonnait aux siens ce billet rapide de Philippeville : « Nous embarquons aujourd'hui sur l'Itu pour Stamboul, via Beyrouth. Sommes tous radieux et heureux, moi surtout. »
Quinze jours plus tard, il écrivait à sa mère :

« Tu ne saurais te faire une idée de mon bonheur depuis que je suis parti. Lorsqu'on a l'échine bien faite au pont des navires, au fond des cales, à la terre dure, et les poumons aux nuits à la belle étoile, on jouit délicieusement d'un si beau voyage . Ce fut d'abord Beyrouth la Syrienne, qui a de très jolis coins, malgré son cosmopolitisme. De petits chemins sablés courant entre des jardinets bordés de figuiers de Barbarie ou des murettes de pierrailles, les maisons en cubes, et des palmiers, des vergers en fleurs et d'énormes orangers chargés de ces grosses oranges à confitures, — pleines dejus, mais un peu acides, — et le désert, du sable, des histoires de Bédouins. J'aurais presque voulu y rester. Puis ce furent les Dardanelles tragiques, la côte nue et basse de Gallipoli, entourée de vaisseaux sombrés, parsemée de petites croix blanches que tout navire doit saluer au passage. Puis Stamboul que nous n'avons qu'aperçu… Yédi-Koulé, un énorme château-fort en ruines où tournoient des milans noirs et que vient baigner la mer de Marmara… Clair de lune… chansons de bateliers ; tout ce qu'il y a de plus romantique vieux jeu ! Mais bien beau ! »
(A sa mère, Daoud-Pacha, 28 avril 1920.)

Par Alexandrette, il gagne Sour, près de l'ancienne Tyr. Après des pérégrinations sans fin, le volontaire Vieillard est affecté à la 2e compagnie du 27e Régiment de Tirailleurs Algériens. Son capitaine voudrait le voir travailler au bataillon. D'énergiques protestations lui permettent de garder sa place dans le rang, parmi ceux qui vont se battre. Il est tout à son bonheur.

« C'est bien cela que j'avais rêvé. Un horizon de mer et de montagnes, un patelin tout blanc de soleil, avec des palmiers, le sable, les tentes en carré, faisceaux au milieu. Des convois de mulets et de chameaux, un puits avec les porteurs d'eau au geste classique, l'amphore sur l'épaule. Une petite émotion ce matin. Nous avons fusillé six bandits druses qui avaient coopéré aux massacres de Sour… Au revoir. Tout va très bien. De grandes fatigues, certes, mais une vie passionnante. Ne vous inquiétez pas si mes lettres deviennent rares et très rares. Nous devons faire une petite colonne d'une quinzaine de jours dans une zone tranquille. »
(A sa mère, Sour, 19 mai 1920.)

La petite colonne d'une quinzaine de jours dans une zone tranquille se changea en une succession ininterrompue de dures expéditions, de raids, de coups de mains et de faits de guerre qui durèrent dix mois.
Son unité, je le crois, appartenait à la 4e division, la division Goubeau. Avec elle, d'Alexandrette à Tyr, et de la mer à l'Euphrate, le barda d'un simple tirailleur sur le dos, il a trotté à travers toute la Syrie et la Cilicie. Rude pays au sol aussi contrasté que le climat : on passe sans transition des sèches vallées aux montagnes, comme les hivers neigeux succèdent aux étés tropicaux.

« Que les amis ne demandent pas à faire campagne, s'ils n'ont pas le feu sacré. Je suis ici le seul volontaire qui ne regrette rien et ne demande pas le rapatriement à grands cris. »
(Bogras, 9 juillet 192o.) »

« … C'est extraordinaire ce que l'on peut arriver à supprimer de sommeil et de nourriture. Je ne me serais pas cru si endurant, et des Français de la section, gradés compris, je suis le seul à n'avoir jamais traîné. Par exemple, nous sommes jolis garçons, avec nos tenues de toile camouflées par toutes les argiles et tous les calcaires des montagnes syriennes, nos casques de liège, nos joues creuses, nos barbes longues et nos teints moricauds. La plupart n'ont plus de chemises. Vestes et pantalons sont en loques. J'ai marché trois semaines avec un pantalon coupé à mi-cuisse et un superbe coup de soleil écarlate sur chaque jambe ! Comme coiffure, mon casque de liège étant fichu, j'ai un mouchoir rouge et jaune roulé en turban. Grâce aux dieux, les souliers sont encore bons. Quant aux chaussettes, ily a belle lurette que je n'en porte plus. »
(Carte à sa mère, Tyr, 4 juin 1920.)

Les souliers sont bons ! Il en fallait de solides pour suivre les Bédouins :

« … de petits bonshommes malfoutus, sans mollets (c'est la caractéristique), l'air chafouin, les yeux sournois et féroces, le poil noir ou roux… Ils forment des bandes puissantes, qui comprennent des déserteurs français, des aventuriers anglais et boches… Maudits soient Saïdji Pacha et ses Bédouins qui nous font joliment courir.
Nous avons fait un métier de fusilleurs, d'incendiaires et de pillards… » (6 juin 1920.)

Il est curieux de confronter là-dessus le témoignage des rapports officiels et de ceux de Gilbert.

« Un bataillon, écrit pudiquement le colonel Andréa dans sa brochure sur la Vie militaire au Levant, est envoyé dans chacun des villages pour y perquisitionner ; une vingtaine defusils sont ramassés et on fait main basse sur 6o tonnes d'orge, une centaine de bœufs et 5 00 moutons appartenant à Sadik. Il est expliqué aux rares habitants restés dans les maisons que c'est là une punition infligée à leur propriétaire, en raison de son alliance avec les nationalistes, et nous leur recommandons de lui dire qu'il n'aura plus rien à craindre des Francais, à partir du jour où il fera sa soumission. »

Gilbert voit les choses plus chaudement.

« Le jour, nous arrangeons les chemins pour y faire passer d'hypothétiques 75 ; la nuit et le matin, nous faisons des coups de mains dans les villages bédouins… Voilà quatre nuits de suite que le réveil est à minuit moins le quart.
C'est quelquefois assez amusant, ces coups de mains. Nos tirailleurs sont épatants comme voleurs de poules... Et puis, nous flambons les villages. J'y use régulièrement une ou deux boîtes d'allumettes. Triste besogne de dévaster ces pauvres foyers. Ce qui me fait le plus de peine, c'est de faire griller d'innombrables corbeilles de vers à soie qui mangeaient leurs mûriers en toute tranquillité. La mission remplie, on file à fond de train, car les Bédouins, jugeant que nous nous conduisons en invités mal élevés, nous font un petit bout de conduite très chaleureuse. Ily a d'amusantes scènes de pagaille, étant gênés par les troupeaux que nous ramenons. »

Même, lorsqu'elles s'effectuent sur une plus vaste échelle, les opérations se terminent souvent par d'heureuses razzias :

« Le vrai but de notre expédition, écrit-il à sa mère de Tyr, le 6 juin 1920, était de venger un bataillon du 19e R.T.A. qui avait perdu plus de cent tués, — dont 6 officiers, — dans la vallée du Jourdain. Nous avons fait, grâce aux 65, aux 37 et, surtout, aux mitrailleuses un terrible hachis d'hommes, de femmes, d'enfants, de troupeaux, etc… et nous n'avons pas laissé pierre sur pierre. Malheureusement, nous avons à la 2e un capitaine trop timide pour un officier de tirailleurs. Les chasseurs et les spahis de la colonne ont fait des rafles fantastiques. J'ai encore la vision des grappes de poulets et des centaines de veaux poussés devant les chevaux ou traînés comme feu Brunehaut. »

On pense les ripailles qui pouvaient suivre :

« Les razzias ont cela de bon qu'on se nourrit de veaux, de poulets et de beignets. Cela compense les jours où l'on marche de minuit à 6 heures du soir avec un oignon pour tout potage … Aujourd'hui on nous a annoncé que c'est dimanche. Personne n'en savait rien. On nous a donné un acompte de 50 piastres et nous avons fait un repas de roi. Salade de tomates, salade de concombres, courges frites, pommes de terre frites, poisson (frit toujours), galette, gâteaux aux amandes, fromage de chèvre, fromage blanc, crème, abricots-mesch mouch, oranges, un litre de pillard agrémenté de citron et de piment, limonade, café, cognac ‘mastic’ (une anisette très forte). Je passe sous silence le singe et les fayots du Gouvernement. Ensuite, quelques bonnes pipes. Le tabac abonde, tabac algérien et tabac du pays, trouvé dans les repaires des bandits. Mon sac en est bourré. »
(A sa mère, Tyr, 6 juin 1920.)

Les choses ne se terminent pas toujours par d'aussi glorieuses gastronomies :

« Le cheik Saleh était autrement redoutable que nous ne le pensions, et notre colonne n'a pas produit le résultat escompté. Nous avons dû battre en retraite, après la prise de ses positions, d'une façon plutôt rapide, abandonnant quelque matériel et, hélas, pas mal de pauvres diables, blessés et éclopés. J'ai bien failli tomber entre leurs pattes, avec une bonne entorse attrapée le troisième jour, le 18. Enfin, j'ai eu de la veine et je suis bien heureux d'avoir vu cela et de m'en être tiré tout entier. A présent, tout est oublié. »
(A sa mère, d'un village chrétien maronite, 27 juin 192o.)

Tout de même, cette retraite lui restera comme un des plus mauvais souvenirs de sa vie. Et la minute où, abandonné par ses camarades, traînant la patte, n'en pouvant plus, il se vit au croisement de deux pistes, dont une était la bonne et l'autre le conduisait aux partisans, comme une des plus angoissantes qu'il ait vécues.
Chacun, en effet, savait le sort qui l'attendait s'il tombait vivant entre les mains des Turcs. On se souvenait de la réponse faite au lieutenant Bazin qui, avant de mourir de ses blessures, réclamait à un capitaine turc la vie sauve pour ses hommes :
— Ne les tuez pas, disait-il en arabe, ils sont musulmans comme vous !”
— Tant pis déclara le Turc, et il ordonna de tout massacrer, y compris les blessés.

Cet aventurier, ce soudard, qui ne semble avoir en tête que plaies, bosses et ripailles, cède, néanmoins, à d'autres passions. Malgré l'incertitude des lieux, — “les amateurs de coléoptères sont invités à ne pas pousser leurs randonnées dans le bled à plus de 500 mètres” (15 mai 19?o), — il expédie de temps à autre ses récoltes en France :

“Peut-être recevrez-vous un petit colis recommandé contenant une boîte de coléoptères ramassés en Algérie, en Turquie et en Syrie. Il y en a même un, indigène, de Cilicie. S'il en reste quelque chose à l'arrivée, cela me rappellera de bons moments où le vol des buprestes et des scarabées était accompagné par des essaims de méchantes guêpes. Je compte sur vous pour me dire dans quel état arriveront mes pensionnaires… ” mande-t-il aux siens d'Homs, le 29 juillet 1020. Et quand il apprend que les paquets sont bien parvenus à Beaurepaire : “Merci beaucoup pour les soins donnés à mes bestioles, recommande-t-il à sa mère, pas trop d'exposition au soleil. J'ose te le demander !” (Bogras, 5 juillet 1920.)

Et toujours il jette sur les campagnes syriennes ce regard curieux qu'il a exercé dans le pays de Caux, tout le long de ses courses de reconnaissance. Ainsi le verrons-nous toute son existence également intéressé par son entourage zoologique et par les hommes :

“Ici, la nature est assez chiche et la vie paraît à peu près nulle sur nos crêtes rocailleuses pour un oeil pressé. De jolis passereaux à livrée modeste, des bergeronnettes, des culs-blancs, des gobe-mouches, puis les éternelles cathartes en compagnie des corbeaux, un curieux oiseau qui s'appelle, je crois, le syrrhapte paradoxal, que je ne connaissais que de réputation, un errant des steppes, que les savants ont promené des nocturnes aux gallinacés, en passant par les martinets. J'ai fait aussi la trouvaille d'une sorte de mulot — ou de hamster ? — muni de deux poches à grain sur les côtés de la tête, si volumineuses que la jolie bestiole était difforme et ne pouvait se traîner. Que de choses intéressantes si l'on avait le temps, un tout petit outillage scientifique et quelques livres !”

Ce billet est daté des environs d'Aïntab, fin septembre 1920. C'est dans les environs de cette ville que Gilbert passera les cinq derniers mois de son séjour en Syrie.

Aïntab… Ce mot n'évoque pas grand'chose pour nous aujourd'hui. Cette petite ville syrienne de 70,000 ou 80.000 habitants, délicieusement située entre trois collines, au milieu de vergers et de vignobles, à deux étapes du chemin de fer qui pénètre vers l'Euphrate, fut cependant, dix-huit mois durant, l'objet de durs combats.
Les troupes françaises relevèrent les Anglais dans cette région vers la fin de septembre 1920. Sans tarder, la situation y devint difficile. Les Turcs se montrent particulièrement chatouilleux et excités. Les partisans de Mustapha Kemal, les nationalistes turcs, ne perdent pas une occasion de monter la population contre nous et de créer des incidents. Ils savent ne pas courir grand risque, les Français étant un peu en l'air, assez loin de leurs bases, avec des effectifs plus que maigres. Par comble de malheur, nous étions arrivés flanqués de quelques éléments d'une légion arménienne, ce qui n'était pas pour calmer les esprits.
Nous disions :
— Nous occupons le Sandjak d'Aïntab, territoire de souveraineté turque, en raison des troubles et conformément aux conventions de l'armistice. Il s'agit là d'une opération de police, sur un point stratégique intéressant la sécurité du pays.
Les Turcs répliquaient :
— Si les Français restent tranquilles comme les Anglais, en qualité de postes militaires, c'est bien. Mais qu'ils ne se mêlent de rien, sinon leur sang coulera comme l'eau d'une rivière.
C'était un cercle vicieux. Les Français ne désiraient que “rester tranquilles”, mais comme ils étaient venus jusque-là pour maintenir l'ordre, il leur paraissait difficile de supporter sans réagir les mille petites ou grosses avanies qu'une population orientale, rusée, énergique et qui s'estimait opprimée, ne cessait de faire subir aux autorités d'occupation. Manques d'égards, fourberies, incessants délais, câbles coupés, drapeaux qui apparaissaient ou disparaissaient à contretemps, rixes, assassinats, attaques d'isolés… nous connaissions bien toute la gamme des procédés qui, des bons mots aux coups de fusil, permet à un peuple d'affirmer sa malveillance.
Après notre échec de Marasch, où, à la suite d'une bataille de rues, le poste français dut se replier dans des conditions pénibles, abandonnant plus de 150 prisonniers aux mains des Turcs ; après l'anéantissement de la garnison d'Ourfa, qui, sans eau ni vivres, avait été contrainte de quitter la ville, la surexcitation des esprits était à son comble et le désir général de voir le dos des Français. Le jour arriva très vite où les faibles effectifs qui occupaient Aïntab se virent, eux aussi, bloqués dans la ville, autant par une rébellion armée des habitants, — Tchétés ou Kurdes fanatiques, — que par des réguliers turcs, bons soldats, courageux, endurants et d'une grande mobilité.
Stimulés par ces succès, les nationalistes comptaient bien, moitié par les armes et moitié par la traîtrise, renouveler les affaires de Marasch et d'Ourfa.
L'État-Major comprit bien qu'il y allait de notre prestige en Syrie. Trois colonnes furent envoyées au secours de la garnison d'Aïntab qui, trois fois, dégagèrent les assiégés. Mais comme il était impossible de ravitailler sur place des effectifs nombreux, dès que la colonne de secours quittait Aïntab, les Turcs recommençaient un siège.
L'unité à laquelle appartenait Gilbert monta vers Aïntab à la fin du mois d'août avec la colonne de secours commandée par le colonel Andréa. Du premier coup d'œil, Gilbert jugea la situation :

« assez bizarre. La ville est située dans un entonnoir, où aboutissent de nombreux défilés. Nous occupons toutes les crêtes autour de la ville, plus le quartier arménien. Seule la ville turque, massée autour d'une espèce de forteresse, tient toujours malgré nos 75 et nos 155. Le drapeau français flotte sur le collège amnénien, au P.C. du colonel, vis-à-vis de l'étendard rouge à croissant jaune qui crâne tout en haut de la citadelle turque. Ces messieurs se ravitaillent à travers nos lignes, bombardent nos convois, battent la campagne derrière nos positions, de sorte que parfois on ne sait pas trop qui est l'assiégeant et qui l'assiégé … Peu de temps après notre arrivée, nous sommes partis pour une colonne mobile… sans grand résultat. Nous avons dépassé Nezib, atteint la vallée de l'Euphrate… demain nous rentrons au camp de Sadjour » … (A ses parents, Aïntab, 8 septembre 1920.)

Aussi bien le colonel Andréa cherche-t-il à investir complètement la ville, construisant pour cela deux lignes en profondeur : l'une qui fait face à la cité, l'autre, extérieure, destinée à s'opposer aux attaques possibles d'un ennemi venu du dehors. Ainsi les Turcs, d'assiégeants, vont-ils devenir assiégés ! Ce blocus, du reste, ne sera jamais hermétique. Des groupes assez nombreux, de l'artillerie même, passeront au travers des mailles, assez larges, de nos fortifications. Malgré tout, pour les Turcs comme pour les Français, le ravitaillement restera le gros problème. En ce mois d'octobre 1920, ce qui reste de la population d'Aïntab se nourrit de raisin, c'est-à-dire qu'elle meurt de faim. Si bien que les hostilités se portent surtout autour des convois de vivres et de munitions, — cinq cents voitures et un millier de chameaux, — qui, en deux étapes, montent de Sadjour. Une escorte de cavaliers et de fantassins est chargée de protéger la marche de cette immense caravane militaire qui se déroule sur de hauts plateaux fortement ondulés, coupés de ravins abrupts, de crêtes et de massifs rocheux très escarpés. Le plus magnifique décor pour une guerre de guérillas et d'embuscades.
Plusieurs fois, Gilbert connut de petites aventures en revenant de la gare de Sadjour avec le convoi-navette. Il participa, le 15 novembre 1920, au dégagement du convoi du commandant Goetz, attaqué par les Turcs qui avaient dessein de le capturer :

« Le 15, comme nous menions une vie de cocagne dans la ville arménienne, on refoit tout à coup l'ordre de relève et un ordre d'opérations. Une colonne de 3,000 hommes avait passé l'Euphrate et cantonné à Nezib. L'ennemi devait attaquer le convoi qui revenait de lagare de Sadjour. Partis à 23 heures, nous sommes entrés en contact au petit jour. Les crêtes grouillaient de monde. Tout s'est très bien passé. Charge de spahis, tirs d'artillerie, excellents des deux côtés, positions enlevées par nous au pas de course. Le tout par un temps idéal, des nuits de belle gelée. Le second jour, cela a moins bien marché. Un instant nous avons cru à un nouveau Kadnaïs (Ansariech), car nous étions fusillés de trois côtés à la fois. Nous nous en sommes tirés avec une quinzaine de blessés… Notre ravitaillement a passé sans encombre, des villages ont été razziés, grâce auxquels nous avons fait des orgies de moutons rôtis à l'arabe. »
(A son père, Aïntab, 22 novembre 1920.)

A ces “marches de jour et de nuit, le long de pistes jalonnées de charognes de chameaux et de mulets, dans une boue fantastique, parfois avec rien dans le ventre”, succèdent des séjours à la tranchée : “Notre vie continue, employée à martyriser cette jolie et infortunée cité d'Aïntab. Les Turcs ne sont pas des poules mouillées pour résister ainsi au pilonnage de nos 155. Tous les jours nous changeons de secteurs, que nous déclarons bons ou mauvais, selon l'éloignement de la roulante, de l'eau, des champs de tomates et d'aubergines, des noyers… Le point de vue danger est négligé par les troupiers aguerris que nous sommes devenus. Nous sommes pour l'instant à 10 mètres des Turcs ! La rue nous sépare, une longue rue qu'on appelle ‘la transversale’, organisée en un système de maisons fortifiées, fenêtres murées, barbelés, créneaux.
Mais on change souvent de poste. Du 4 au 21 décembre, il est, en secteur, au lieu dit la Maison du Cheik, “un petit ouvrage bien organisé, où les tirailleurs travaillaient amoureusement à fignoler de petits gourbis bien clos, où ils croyaient bien passer un réveillon soigné. Mais le 22, voilà la relève, nous partons bivouaquer par un temps froid et couvert près des troupes d'investissement”…
Un peu plus tard, ses lettres sont datées du Marabout d'Achi-Baba.
Le danger est sérieux. Les Turcs se battent bien. Plusieurs fois, les nationalistes essayèrent de débloquer Aïntab. Fin décembre, plusieurs milliers de partisans, appuyés par des unités régulières, attaquèrent les lignes d'investissement françaises. La dernière de ces tentatives ayant pris pied dans la tranchée du front sud, était sur le point de réussir, quand l'escorte d'un convoi-navette appelé par T.S.F., sur la route de Sadjour-Aïntab, arriva à temps pour rétablir les affaires après une marche forcée de 75 kilomètres en 24 heures.
D'autres fois, ce sont les assiégés qui tentent eux-mêmes une sortie :

« Le 31, une sortie de 2oo Turcs réussit à percer après un petit combat à la baïonnette et à la grenade, mettant en fuite un bataillon de tirailleurs, surpris dans les carrières où il couchait, perdant plusieurs offciers. … Maintenant, tout le monde est remis de ses émotions et il ne reste plus comme souvenir que cinq cadavres restés dans nos barbelés, ainsi que de superbes Mauser prolongés d'impressionnantes baïonnettes-scies de sapeurs boches. On récupère aussi des blessés qui râlent, par-ci par-là, dans les trous. J'en ai trouvé un, hier en allant à la soupe, qui m'a immédiatement offert sa montre et sa blague à tabac pour queje ne l'achève pas, sans doute. Il avait les deux jambes atteintes par un obus, mais il ne s'en faisait pas trop, ayant réussi à faire sortir sa femme d'Aïntab. » (A son père, Marabout d'Achi-Baba, 1er février 1921.)

Tout de même, vers la fin de ce rude hiver, — les photos d'Aïntab à cette époque montrent le pays sous un demi-mètre de neige et de nombreux tirailleurs ont les pieds gelés, — il commence à trouver que les choses treinent bien :

« … La classe 19 française est libérable au mois de mai… je ne sais comment ils s'y prendont, mais je ne serai pas fâché de quitter cet absurde métier. C'est long, trente-six mois, mon Dieu !… J'avoue que la guerre que nous sommes censés faire ici n'a rien de “folichon” en cette saison, et que j'abandonnerais volontiers mon harnois de bataille, ma vieille livrée pouilleuse, ma peau de mouton, mes sabots et… mon sempiternel pantalon de toile. »
(A ses parents, Aïntab, 9 janvier 1921.)

Fort heureusement, la situation tourne court. Dans la nuit du 7 au 8 février, les occupants d'Aïntab cherchèrent une dernière fois à rompre l'investissement. Ils furent partout repoussés. La disette était alors absolue, encore aggravée par un froid très vif. Les enfants cherchaient des pissenlits sous la neige, les animaux périssaient de misère, la population, déprimée par les bombardements et la faim, était vraiment à bout. Elle renversa la dictature militaire. Le 8 au matin, Aïntab se rendait. Cette capitulation du “Verdun turc” marquait la fin des hostilités sur le front nord.

Au bas d'une carte datée du 8 février, Gilbert mande à Beaurepaire:

« Il s'est passé bien des choses depuis que j'écrivais ces lignes :

  1. Chute d'Aïntab le 8 février
  2. Arrivée du ravitaillement et des renforts
  3. Ordres de départ des rapatriables

Nous allons sans doute partir ces jours-ci par Killis Katma (3 étapes). Nous sommes tous dans la joie. »
(Achi-Baba, 16 février 1921.)

Quelques semaines plus tard, il était en France.
Son livret militaire portait mention de cinquante jours de prison et de deux citations à l'ordre. Il n'était pas sans ressentir quelque vanité de ce double témoignage porté à sa fantaisie et à son courage.

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