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Thierno Diallo
Institutions politiques du Fouta-Djallon au XIXè siècle

Collection Initiations et Etudes africaines
Dakar, IFAN, 1972. 276 pages


Chapitre IX
Le conseil des anciens dans la province (mbatu mawɓe diiwal)

Comme les neuf provinces du Fuuta avaient des institutions semblables, il n'est pas question de les passer toutes en revue. Il s'agit de choisir seulement quelques exemples pour servir de base à leur analyse afin d'éviter de raisonner dans l'abstrait. Les provinces de Labé et de Timbo seront les toiles de fond. Pourquoi ces deux-là ? Deux raisons militent en leur faveur : elles sont situées à des pôles opposés, l'une au nord (Labé) et l'autre au sud (Timbo) d'une part ; il y avait entre les deux une différence sinon dans le rôle, du moins dans la composition de leur Conseil des Anciens d'autre part.

A. Composition du conseil provincial des anciens

1. Le Conseil des Anciens de Labé

Il se composait de neuf membres considérés comme des descendants des neuf principaux disciples de Karamoko Alfa-mo-Labé, chef de la province. Ces disciples étaient 1 :

  1. Shaykh Mammadu Jan
  2. Maama Lali
    tous les deux du lignage ou clan des Khaliduyaaɓe (famille régnante)
  3. Shaykh Mahmuudu
  4. Shaykh Abdullaahi
    tous deux Paateyaaɓe
  5. Shaykh Jan Paate
  6. Shaykh Abdullaahi
    tous deux Ngeriyaaɓe
  7. Shaykh Ibrahima Jombowii : Usnayanke
  8. Shaykh Mammadu Mawɗo : Njobboyanke
  9. Shaykh Munsa Jaawo: Dikkoyanke

Cette composition amène quelques remarques. Tous les membres étaient de la même tribu (les Jalluɓe), du même lignage principal (les Yirlaaɓe) du même lignage secondaire (les Mawndeyaaɓe), mais de lignages tertiaires différents (Khaliduyaaɓe, Paateyaaɓe, Ngeriyaaɓe, Usnayaaɓe, Njobboyaaɓe et Dikkoyaaɓe) 2. Si les six lignages qui fournissaient les neuf membres du Conseil des Anciens étaient les plus importants parce qu'ils détenaient tous les pouvoirs politiques religieux et militaires, ils ne constituaient qu'une partie des habitants de la province. Ils ne comprenaient même pas tous les clans des Jalluuɓe encore moins toute la tribu. Or en plus du clan des Yirlaaɓe, il y avait ceux des Seleyaaɓe, des Jimbalaaɓe, des Nyoogeyaaɓe et des Timbooɓe, qui étaient tous de la tribu des Jalluɓe. Les lignages des autres tribus habitant la province (Ururɓe : Bah ; Ferobɓe : Soh ; Dayeeɓe : Bari) ne figuraient pas non plus sur la liste des membres du Conseil des Anciens. Toute la question est de savoir comment se faisait leur représentation au sein de ce Conseil ?

Tous ceux qui ne faisaient pas partie du Conseil étaient-ils considérés comme alliés ou affiliés aux familles ou lignages déjà membres ? Le système des alliances ou des protections était tellement développé que cette hypothèse parait la plus plausible, la plus vraisemblable. En effet, les lignages non membres étaient si nombreux qu'il est difficile d'admettre qu'ils ne fussent point représentés d'une manière ou d'une autre. Mais s'ils ne l'étaient pas par ce système faudrait-il croire que dans la province de Labé tout ce qui n'était pas Yirlaaɓe, était étranger ? Ceci est peu probable puisque la loi musulmane (au nom de laquelle s'exerçait le pouvoir) interdisait toute discrimination autre que celle fondée sur la croyance religieuse. Ou bien les autres tribus et leurs lignages étaient-ils arrivés après la formation du premier Conseil des Anciens, ce qui justifierait leur non-représentation ? Bien qu'aucune étude n'ait encore été faite sur la date de l'implantation des tribus peules dans les différentes régions du pays, il semble d'ores et déjà exclu que cette hypothèse puisse justifier leur absence au Conseil des Anciens. Les textes disponibles font allusion à la présence de toutes les tribus dès le début de la conquête musulmane. De plus, dans l'entourage des chefs de province, il est souvent fait état de tel ou tel personnage appartenant à des tribus ou à des lignages que l'on croyait absents dans la région. Ainsi les Dayeeɓe (Bari) à Labé, ou les Yirlaaɓe (Jallo) à Timbo. Si le rôle des premiers était négligeable, celui des seconds était décisif. Les Yirlaaɓe de Timbo prenaient part à toutes les affaires non seulement de la province, mais encore de l'État dans l'ensemble 3.

Une autre hypothèse consiste à se demander si ce n'est pas le manque de documents sur la notion de teekun, qui pourrait expliquer la non-représentation apparente de toutes les tribus dans le Conseil des Anciens ? Dans le Labé, la notion de teekun ne semble pas en effet suffisamment développée. Toutes les sources insistent plutôt sur la notion de disciples du chef de la province ou sur celle de « portes » de la mosquée. Par disciples (taalibaaɓe) il faut entendre les compagnons du karamoko, chef religieux et politique, un des neuf marabouts ayant participé au déclenchement de la guerre sainte au Fuuta. Par portes (dame, au singulier dambugal 4), il faut comprendre les ouvertures par lesquelles les fidèles entraient pour accomplir leur devoir. Dans tout le Fuuta semble-t-il, et dans la province de Labé particulièrement, toutes les mosquées avaient quatre portes orientées (photos 12 et 13, planche V). Par chacune d'elles, entrait une certaine catégorie d'habitants de la ville ou des villages voisins. Elles correspondaient à une certaine hiérarchie 5 :

Cette réglementation d'accès à la maison de Dieu pourrait faire penser au système de teekun ou regroupement par quartiers familiaux. En fait, elle reflétait plutôt la division sociale sous sa forme pyramidale.

Seules des recherches plus approfondies pourraient permettre de savoir si ce système était répandu à travers tout le pays. Les documents disponibles ne fournissent presque pas d'indication sur les teekun dans le Haut Fuuta (Dow-Pelle), alors que dans le Bas-Fuuta (Ley-Pelle) et dans le Fuuta Central ou « Mésopotamie » selon l'expression de Vieillard (Hakkunde-Maaje) les noms de teekun reviennent souvent même pour des villages d'importance secondaire. Or dans ces deux dernières régions, les teekun étaient précisément à la base du recrutement du Conseil des Anciens.

En tout cas la composition du Conseil des Anciens de Labé n'était pas fondée sur le système de teekun pour autant que l'absence et le silence des documents permettent de l'affirmer. Peut-être la notion de teekun a-t-elle été remplacée par celle de alluwal plus répandue dans le Haut- Fuuta et à Labé en particulier ? Alluwal (plur. alluuje) signifie, planchette en bois sur laquelle on écrit des versets pour les élèves de l'école coranique, et par extension, la part qui revenait à un groupe social dans les cérémonies religieuses ou familiales. Il existait quatre alluuje ou parts à Labe. Mais comme aucun document ne permet de faire la liaison entre alluwal et teekun d'une part, entre cette notion et celle de la représentation des principaux habitants au sein du Conseil des Anciens, d'autre part, on est mis en demeure de renoncer à la confirmation de cette hypothèse 7.

2. Le Conseil des Anciens de Timbo

Peut-être que sa composition plus connue, pourrait aider à mieux comprendre la représentation des lignages et des tribus habitant la province de Labé ? Une certaine analogie existait entre les deux provinces.

A Timbo (photo 10, planche IV), le Conseil se composait des descendants des teekun et de quelques familles apparentées ou alliées aux deux branches de la famille régnante. Chaque teekun et chaque famille représentaient un certain nombre de villages-mosquées habités par telle ou telle catégorie tribale ou clanique 8 :

Ce Conseil composé de sept membres représentait les principaux villages de la province. Leur représentation tenant compte, autant que possible, de la répartition des habitants suivant leur appartenance clanique ou tribale. Ainsi les villages de Gongoore, du Puku et de Niagara habités en majorité par des Yirlaaɓe (Jallo) étaient représentés par le teekun Moodi Makka également Yirlaaɓe. En revanche, ceux de Haarunaya et de Kiniyampili habités par des Ferobɓe (Soh) pour le premier et des Ururbe-Sempiyaaɓe (Bah) pour le second, n'ayant pas de répondants directs au Conseil, étaient représentés respectivement par les familles des sambaya et des buubusiiɓe toutes les deux Seediyaaɓe (Bari) 10.

Il apparaît ainsi qu'au niveau relativement élevé de la province, le Conseil des Anciens représentait des unités territoriales (villages) alors qu'au niveau inférieur, cette représentation était plutôt tribale ou familiale. Mais chaque fois, semble-t-il, que cette dernière était possible, elle prévalait sur la première : tel était le cas des villages dont les habitants avaient des parents de même lignage au Conseil. Mais de telles situations étaient rares et lorsqu'elles se présentaient, elles ne concernaient souvent qu'une infime minorité de l'ensemble de la population intéressée. Il pouvait y avoir une interférence des représentations géographiques et ethniques.

Quoiqu'il en soit, la conception de la représentation des villages et des lignages, telle qu'elle était appliquée dans le Conseil provincial de Timbo, pouvait convenir à celui de Labé, le système de teekun mis à part. Et dans ce cas, les neuf membres du Conseil de Labé représentaient non seulement les villages de leurs lignages mais encore ceux de tous les autres, ce qui n'était pas sans influence sur leur rôle.

B. Rôle du conseil des anciens dans la province

Comme celui du village, le Conseil provincial s'occupait de tous les problèmes intéressant la vie politique, économique, sociale et culturelle. Mais le champ d'activité était beaucoup plus large que celui du village. Du reste, il faut dire que la province, dans l'ancien Fuuta avait l'allure d'un petit État, avec une autonomie suffisamment large pour manifester quelques velléités d'indépendance. Elle jouissait presque de tous les attributs de la souveraineté. Aussi le conseil des Anciens des provinces se comportait-il assez librement à l'égard du pouvoir central dans tous les domaines 11.

Politiquement, le Conseil n'avait pas seulement pour rôle de conseiller le souverain ou chef local, mais plus encore, il devait l'aider, l'assister dans l'accomplissement de sa tâche. La répartition des impôts, le recrutement du contingent pour la guerre sainte, la création de nouvelles unités politiques par la construction des mosquées, le regroupement des populations ou leur dispersion, enfin tous les problèmes de politique intérieure qui se posaient à la province, étaient du ressort du Conseil des Anciens. L'autonomie lui permettait en accord avec le chef, de s'occuper de tous les problèmes d'ordre général relevant de sa compétence.

Sur le plan économique, social et culturel, le Conseil des Anciens agissait de même. L'organisation des marchés hebdomadaires inter-villageois, le travail collectif dans les champs, le gardiennage des troupeaux, la création des centres d'enseignement étaient du ressort du Conseil. Les décisions prises dans ces différents domaines étaient notifiées par écrit ou verbalement, au gouvernement central, à titre d'information. Ainsi le « Conseil permanent » de Timbo agissant au nom de la nation toute entière, était tenu au courant de la situation politique et économique de toutes les provinces 12.

Notes
1. Fonds Vieillard, docum. hist., cahiers nos. 2, 5, 9 et 10.
2. Cette terminologie empruntée à l'ethnologie (lignage principal ou primaire, secondaire, tertiaire...) sert à rendre ici les notions peules de leñol mawngol, tokosol, suudu, etc... Cf. P. Cantrelle et M. Dupire, L'endogamie des Peule du Fouta Djallon, dans Population, 19e année, 1964, n°3 (juin ou juillet), revue trimestrielle de l'Institut National d'Etudes Démographiques, Paris p. 529 à 555.
3. Fonds Vieillard, docum. hist., cahiers nos. 12-32 et cf. ci-dessus : Le Conseil de Timbo et le Grand Conseil ou l'Assemblée de Fugumba.
4. Cantrelle et Dupire, 1964, 54 et suiv.
5. Cantrelle et Dupire, 1964, ibid. Cf. information de Mahdiyu Diallo, Peul de Canhe, Labé, lettré en arabe, ancien étudiant à la Faculté de Droit de l'Université de Dakar.
6. Le muezzin avant de faire son premier appel ouvre les portes de la mosquée en commençant par celle de l'Ouest, porte principale (damal mawngal) et il fait une prière de deux rak'a : lahilal al-masjid, puis il ouvre celle de droite (Nord), ensuite celle de gauche (Sud) et enfin celle de l'Imaam (Est).
7. Fonds Vieillard, docum. hist., cahiers nos. 7, 9 et 32.
8. Fonds Vieillard, docum. hist., cahiers nos. 12, 21, 33 et 34.
9. Alla = [A]bdu[lla]ahi : une sorte de contraction anagrammatique. Cf. Fonds Vieillard, docum. hist., cahier n° 32.
10. Fonds Vieillard, docum. hist., cahiers no. 32 et 34.
11. Fonds Vieillard, docum. hist., cahiers nos. 21 et 31. Cf. G. Vieillard. Notes sur le Fouta Dialon.
12. Fonds Vieillard, docum. hist., cahier, nos. 12 et 31.