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R.P. Patrick O'Reilly
Gilbert Vieillard. Mon ami l'Africain

Edition privée non-commerciale. Dijon. 1942. 167 p


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Administrateur en mission
Détaché à L'Institut Français d'Afrique Noire

Dakar, Boite postale 346

On sait maintenant à qui l'on a affaire. Il a fourni ses lettres de créance, et peut être jugé sur pièces. Aussi, dès qu'il a débarqué à Dakar, le voilà de nouveau hors cadres, affecté à une mission spéciale. Sa règle va être d'errer à son gré à travers le Soudan, de campement peul en campement peul, en cueillant des chansons et des contes, des fables, comme d'autres s'en vont collectionnant des coléoptères. Et comme une pareille vie ne comporte pas d'impedimenta, il laisse pour quelques mois sa femme en France. Cela lui vaudra une plus grande liberté d'allure. Cela nous vaudra une correspondance étonnante de fantaisie, de spontanéité et de vie, dont il n'y a qu'à détacher quelques passages pour donner de cette période de son existence l'idée la plus juste et la plus agréable.

Avant même de pénétrer chez les Peuls, il fait un crochet par Saint-Louis et va saluer le plus savant des foulanisants.
Dans une préface, écrite con amore, pour une étude de M. l'administrateur Vieillard, le gouverneur Henri Gaden, car c'est de lui dont il s'agit, a raconté comment s'étaient établies leurs premières relations :

« M. Vieillard est de ces fonctionnaires trop rares qui, s'intéressant aux populations qu'ils dirigent, emploient leurs loisirs à en étudier les mœurs et la langue. Au cours d'un premier séjour à Say, en pays de langue peule, il avait fait une abondante moisson d'observations ethnographiques et de textes divers. A son deuxième séjour, il se trouvait, en 1929, en service à Dogo n'Doutchi, en bordure du Dallol Maouri, où j'avais campé vingt-huit ans auparavant, en suivant à Zinder le lieutenant-colonel Péroz, lors de la première occupation. Il y avait des Peuls dans le Dallol et M. Vieillard avait repris ses études. Mais il ne rencontrait parmi ses collègues personne qui s'intéressât aux mêmes choses que lui et, pour sortir de cet isolement, prenait l'initiative de m'écrire. Il me mettait au courant de ses travaux et m'offrait de faire pour moi, chez les Peuls, toute enquête qui pourrait m'être utile. Or, je me trouvais à Saint-Louis dans une situation analogue. Entouré, certes, de sympathies et d'amitiés, je ne voyais autour de moi personne, en dehors de mes informateurs indigènes, qui s'intéressât aux Peuls ni surtout à leur langue. Lettres pleines de foi et d'enthousiasme, lettres pleines de faits, de remarques, de suggestions, et qui apportent, dans ma retraite saint-louisienne, une odeur de brousse qui évoque mes meilleures années. »

En février 1938, c'était le signataire des lettres de la brousse qui , se présentait en personne au grand patron des foulanisants :

« J'ai été voir Gaden à Saint-Louis : un vieux colonel gouverneur, petit, nez en perroquet, menton en galoche, moustache blanche, oeil bleu et dur du vieux Lorrain militaire. Accueil touchant dans une vieille maison saint-louisienne. Au rez-de-chaussée : moutons, chèvres et vieille négresse.
A l'étage, bouquins. En somme, remarquable par sa passion de travail, 71 ans, et une vie africaine de colonnes et de tournées. Il a fait colonne avec Gouraud et Woelfell contre Samory… Assez vite limité malgré de vastes lectures. »
(A sa femme, Ké-Macina, 22 février 1938.)

Henri Gaden lui ouvrit le dictionnaire peul qu'il achevait. Ensemble ils tournèrent les pages du manuscrit. Chaque vocable appelait un commentaire, faisait lever une histoire. Comme les plus secs vocabulaires s'animent pour qui les consulte d'un cœur aimant ! Longuement, les deux hommes excitèrent leur commune passion. Le savant avait trouvé un continuateur digne de lui. Gilbert partait pour sa mission rempli d'une ardeur affermie au contact du grand maître.
Aucun nuage à l'horizon. Il a été fort bien reçu au Gouvernement, “où mon étoile brille d'un éclat modeste, mais continu”. Sa santé est parfaite. Ses lettres respirent l'allégresse de la recherche et l'enthousiasme de la découverte. Il a vraiment un démon, un dieu en lui.
En mars, il se trouve au Soudan, sur les bords du Diakawo, le marigot de Diaka, dans le cercle de Mopti ou de Kémoune. Tour à tour il visitera ceux de Niafounké, de Goundam, de Djenné et de Mopti. Il s'agit d'une étude approfondie des populations peules de la boucle du Niger.

« Pour la première fois je mène la vie peule sans être gêné par mon grade. Je commence à savoir manger proprement du bout des doigts.
Encore quelques jours, et je pourrai passer pour un vrai Macinanké, surtout avec le crâne tondu, le collier de barbe et les pieds au henné ! Mais rassure-toi : quand tu seras là, les cheveux seront repoussés, les poils rasés et les doigts de pieds déteints ! Je me mets au courant des dialectes du pays en allant chez les uns et chez les autres : tantôt des lettrés qui parlent religion, tantôt de vieux chefs qui parlent bataille, et leurs mioches, et leurs épouses qui parlent cuisine. Ces gens sont des bavards inépuisables. Je n'arrête guère, et je vois avec plaisir que les papiers s'amassent, vocabulaire méthodique, recueil d'histoires et de poèmes. J'espère qu'Ils sont satisfaits : aujourd'hui je travaille comme une éponge en m'imbibant, le travail le plus passif qui soit. Tant mieux, après tout, si je suis payé pour cela. »
(A sa femme, Tenenkou, 6 mars 1938.)

Les lettres de cette époque sont remplies de détails pittoresques, de souvenirs, d'anecdotes et de paysages. Voici un baptême peul :

« Je me sens, ce soir, un tout petit Gilboton, pas du tout “Monsieur l'Administrateur en mission”. Mon hôtesse — en l'absence de son époux — est un type assez fréquent ici de maîtresse femme : fille des “Rois de Labé”, épouse d'un chef de province, — autoritaire et bon enfant, — elle commande tout un petit peuple de servantes et de serviteurs, d'écoliers en pension : tous l'appellent neene'en — “notre mère”. Hier nous avons eu un baptême. La première sortie du poupon de sept jours. C'était encore notre hôtesse qui jouait le premier rôle qui consiste à raser la petite tête. C'était chez des pauvres gens, qu'elle secouait et injuriait plaisamment : le marmot, couleur de petite grive au nid, hurlait, tandis que le gros œuf rosâtre de sa petite tête apparaissait sous le terrible rasoir. Ensuite la grand'mère l'a mis sur son dos, ayant en main un arc et une ardoise d'écolier et a fait trois tours de la case, suivie par tous les mioches qui ont reçu une distribution de cacahuètes en manière de dragées. “Notre mère” m'a grondé pour être allé sous la pluie et m'a fait changer de souliers. Elle ne cesse de filer, sauf le matin, où elle va surveiller les semailles de maïs, et le soir où elle dit son chapelet. »

Et voilà la description d'une case nuptiale :

« La dernière étape a été charmante. J'étais logé dans une case nuptiale toute neuve, extraordinairement nette et propre. Un immense demi-oeuf, en nattes bariolées, — sable blanc, et ces longues couvertures, dont j'ai su finalement l'usage, — celles que nous avions suspendues à Fréius. On les met en long, au-dessus d'un lit très long : on en met deux côte à côte, et quand il fait froid, on se couche entre deux. Les piquets sont en bois dur, poli et sculptés avec beaucoup de soin. Dans une extrémité, ily avait un lit tout pareil, mais lilliputien supportant six poupées à tête de maïs ou d'os. Les poupées de toutes les petites filles de la maison, y compris celle de lajeune mariée, enceinte, qui a bien quinze ans. Mais elle est engraissée avec soin, avec un entonnoir de bois, et pèse environ 8o kilos pour 1 m. 50. C'est pitié de voir ces petits traits enfantins noyés dans la graisse d'une matrone obèse. Elle a l'air d'un gros bébé Cadum. Enfin, si son mari aime ça, ça les regarde. »
(A sa femme, Kourouba, 3o avril 1938.)

Dans les régions lacustres, il silhouette de curieuses impressions nautiques :

« Depuis avant-hier j'ai quitté la montagne, les dunes, les roches et le sable, les lys grimpants et le cheval pour trouver la vallée et les eaux errantes, et la pirogue.
Agréable sensation de n'avoir plus de cheval piaffant devant la porte, de bêtes à seller, de bottes à enfiler, de porteurs à houspiller, mais d'être dans une petite alvéole de paille, allongé sur un matelas, tandis que des arbres et des roseaux inondés défilent lentement. Les laptots échanngent la perche pour la rame, la rame pour la perche, sans cesser de chanter d'une voix de gorge enrouée et mélancolique un duo alterné. Pauvres diables qui triment nuit et jour, n'ayant que la place de poser leurs pieds et leur derrière, suant sous le soleil, dormant quelques heures roulés dans une couverture, sans souci de la brume du fleuve et des moustiques. Ils ont des jambes grêles et des torses superbes. »
(A sa femme, Djenné, 22 août 1938.)

Et encore :

« La lente pirogue glisse sur une pelouse. Curieuse impression, aussi cocasse que de marcher sur l'eau, de flotter sur du solide : une prairie illimitée, d'un vert cru, vif et gai, pas une flaque d'eau visible, et cependant aller en bateau sur les herbes qui recouvrent une nappe de cinquante centimètres à deux mètres, — de loin en loin, de petites bonnes gens qui s'escriment sur leurs perches, gymnastiques incompréhensibles, car on ne voit pas leurs pirogues : on dirait que ce sont les types chargés de faire tourner la terre. »
(A sa femme, 6 septembre 1938)

Maintenant un mot pour animer d'un sourire le visage de sa compagne de vie, restée en France et qui s'ennuie un peu loin de son homme :

« J'ai eu de tes nouvelles par un sorcier, mais elles n'étaient qu'à moitié rassurantes. C'était un marabout très connu dans la province. En entrant avec lui dans sa case, nous avons trouvé un gentil serpent noir qui se tortillait au beau milieu. Je cherchais un bâton pour l'occire, mais il m'a dit : “Oh non, ne le tue pas, nous sommes amis.” — “Est-il dangereux ?” — “Oh là, si l'on est mordu, on ne passe pas lajournée !” — “Et tu n'as pas peur pour toi et tes enfants ?” — “Non, nous avons confiance l'un dans l'autre. D'ailleurs, il n'est pas seul. Il y a sa mère, et un autre frère.” Et en effet, la charmante famille est venue nous tenir compagnie et susurrer près de nous.
Cet éleveur de serpents m'a ensuite dit la bonne aventure. J'ai écrit le nom de ma femme, Hariettou, sur un papier. Il l'a plié soigneusement, l'a collé dans sa paume, m'a fait recouvrir le billet de sable, tenir sa main entre les deux miennes. Et pendant qu'il prononyait des formules, le papier a disparu. Nous l'avons retrouvé au milieu des serpents. Et d'après les gribouillis du papier chiffonné, mon prestidigitateur m'a déclaré qu'il ne t'était arrivé aucun mal, sauf une maladie dont tu t'étais tirée, et les propositions de deux aimables messieurs auxquels tu avais vertueusement résisté.
Tu vois qu'on ne fait pas mieux à la foire de Neuilly et qu'il n'a pas volé son cadeau. J'ai ensuite assisté à d'autres consultations. Un ménage était venu de quarante kilomètres pour apprendre qui leur avait volé trois boules d'ambre. Et ils ontpayé neuf francs, sans hésiter, après la révélation du bonhomme. »
(A sa femme, Douentza, 13 juin 1938-)

Et voilà brossé pour Nona, la grand'mère, qui, sans doute, n'aime pas les chauves-souris, un tableautin destiné à lui donner une petite frayeur :

« Il y a chez les Peuls de charmantes chauves-souris diurnes. Elles volent toute la journée dans les petites cases. Souvent, c'est un couple et elles se livrent à mille poursuites entrecoupées de cabrioles, de suspensions acrobatiques, avec des petites mines adorables et de menus cris amoureux. Le malheur, c'est qu'elles fontpipi tout le temps, au vol et au trapèze : c'est dommage. Elles sont vêtues de soie puce et on finit par aimer leur groin minuscule et leurs grandes oreilles…
Ne lis pas ça à Nona. »
(A sa femme, Ténenkou, 2 avril 1938)

C'est en songeant à sa belle-sœur Jeannette, qui a la réputation d'une experte cuisinière, qu'il ajoute les'détails qui suivent.

J'ai fait le voyage de Mopti pour avoir un coup d'œil à vol d'oiseau de la région entre Diaka-Niger. Ç'a été merveilleusement varié. Seul à cheval, tantôt chez les Peuls, tant9t chez les pêcheurs bozo. Il y a 80 kilomètres à peu près, sans compter les zig zag : j'avais un cheval rose, excellent et rapide, pacifique, quoique trop amoureux, que son maître m'avait confié avec mille recommandations et qui n'a bu que l'eau la plus pure et le mil le mieux vanné ! L'hospitalité chez les chefs de village est touchante : ils ne savent quel plat m'offrir ! et ma foi j'ai mangé fort bien sans cuisinier. Ils font des boulettes de farine de riz délectables, et le poisson frais est très bon. J'aime moins l'huile de poisson et le poisson sec : “Qu'est-ce qu'il te faut, à toi, m'a répondu une ménagère, des oeufs de vache ? Tu n'aimes pas la bonne huile de poisson !” Mes vieux amphitryons poussaient la gentillesse, lorsque je leur demandais le petit coin, jusqu'à m'apporter eux-mêmes un vase à ablutions. Maintenant, je connais le rite, et j'attends un peu. »
(A sa femme, Tchenko, 26 mars 1938.)

Ces amusements ne lui font pas oublier son travail :

« Tout va bien, je crois que je comprendrai le pays de manière à l'exprimer… »

Pour cela tout lui est bon :

« A Djenné jefais des fouilles, avec une équipe de prisonniers, comme un fox-terrier. Sans grands résultats, d'ailleurs, car il faudrait de grands moyens, mais tout de même quelques bijoux, vert-de-grisés, de formes archaïques, des pierres anciennes… etc. Tout cela sera pour le musée qui m'a donné 5.000 francs. Les lettres de mon patron sont toujours aimables et pleines d'idées, de suggestions, de passion scientifique. »

Un post-scriptum de cette lettre nous donne un emploi de son temps ce jour-là :

  1. Passer chez la vieille Inna Penda et traduire le poème chanté par les petits circoncis après leur guérison.
  2. Passer chez le brodeur qui orne pour moi une toge magnifique.
  3. Chez le forgeron, qui répare un petit mortier — jouet pour ma collection.
  4. Chez la potière qui fabrique des jouets : marmites, foyer, bateau, etc.
  5. Recevoir les marchands d'antiquités qui m'apportent bijoux, cailloux, perles, vieilleries, “legs des ancêtres” ou… “made in Germany”.
  6. J'allais oublier : dessiner la petite place bordée de vieilles maisons, flanquée de tourelles très romantiques… »
    (A sa mère, Djenné, 10 septembre 1938-)

Aussi bien sa plume et l'encre de Chine ne lui suffisent plus.

« Depuis le 15 juillet, écrit-il à sa mère, j'ai ajouté des gouaches à mes oeuvres remarquables. Je n'osais pas toucher à ces vingt tubes si jolis dans leur pureté : la terre de Sienne, l'ocre clair, le carmin, le pourpre et le vermillon m'intimidaient ; et puis, je me suis lancé dans le “coloriage” (car ma “manière” rappelle surtout l'enfant qui “colorie” des silhouettes). Cette feinte modestie cache le plaisir extraordinaire que j'y ai pris, car, naturellement, je trouve que je fais très joli, quoique je me rende compte que ça ne rappelle guère la réalité : tout de même, cela donne à mes souvenirs une base meilleure que la photographie ou le noir sur blanc. J'ai trouvé avec une joie de mioche les “effets” faciles. Par exemple, j'avais été enthousiasmé par des rondes de jeunes filles au clair de lune, avec des chants très doux auxquels répondaient de petits bergers placés au centre du cercle : avec du bleu, du noir et du blanc, j'ai obtenu une image qui me plaît, naturellement très schématisée. Les ciels de tornade, d'un beau noir bleu, avec des verdures claires au premier plan, sont aussi bien tentants pour un ignorant, et encore davantage les noirs nuages horizontaux du crépuscule, sur une bande citron pâle, où se détachent les silhouettes des musulmans en prière ! Il estprobable que je ne dépasserai pas ce stade de “trucs” enfantins. Et que je me remettrai sagement à copier fidèlement, ou plutôt, de mon mieux, à l'encre de Chine, les silhouettes et les objets utiles à mes études.
Tout de même, c'est bien beau de faire chanter ensemble de beaux tons. Si j'avais été peintre, j'aurais fait de grandes décorations, avec oiseaux irréels sur des feuillages bleus lointains, des femmes oranges dans des rivières de mousse vert clair. Une peinture embolarde, avec tous les prestiges des eaux, des montagnes et des forêts, et la profondeur tour à tour angoissante et calmante de la nuit du monde autour des êtres : ou bien de menus menus dessins chinois sur d'immenses rouleaux, de ceux où l'on voit des monts, des villes, des rivières et des petits bonshommes cheminant sur la vaste terre à travers les campagnes, les bois, les précipices ; de ces paysages qu'il faut contempler des années, toute sa vie, pour connaître enfin qu'on a oublié, qu'on n'a jamais vu, ce petit personnage minuscule qui donne tout son sens à la peinture : Oh ! quel grand homme il eût été, le petit Gilboton, si et si… Afin que le coeur ne me fend ! »
(A sa mère, Djenné, 27 août 193 8 .)

Après neuf mois de cette vie errante, il rentre à Dakar, la tête remplie de souvenirs et de paysages. Il est suivi de caisses bourrées de notes, de manuscrits et de livres, ainsi que d'une cargaison d'objets indigènes destinés au musée. Il lui reste de mettre en œuvre tous ces matériaux.

« Ils ont redécouvert d'anciens papiers écrits par moi, et ma presse est toujours bonne auprès des puissants. A Dakar, on ne parle que de m'imprimer, de prendre des mesures de réforme selon mes suggestions. Tout cela effraie ma pusillanimité et ma paresse, mais je tiendrai le coup, Henriette aidant, quoique je m'attende à une dépression morale, probable après l'excitation du voyage. »

A Dakar, chacun se montre si gentil pour le chargé de mission que, dans cette capitale coloniale affairée et surpeuplée d'Européens, on parvient encore à lui découvrir une sinécure, voire même, chose plus rare peut-être, un logement. Il vivra à l'Institut Français d'Afrique Noire, l'une des dernières, l'une des plus heureuses réalisations du Gouvernement général de l'A.O.F.

L'I.F.A.N. est un centre scientifique installé dans un palais et pourvu des moyens de travail les plus modernes : laboratoires, bibliothèque, musée. L'I.F.A.N. se charge même de garder les archives de la colonie. C'est précisément là que Gilbert se voit affecté :

« Villars, l'archiviste paléographe du Gouvernement, me passe le service depuis quelques jours. Il a créé quelque chose de bien. En arrivant, il a trouvé, entassées dans des caves, des montagnes de livres et de papiers : toute l'histoire du vieux Sénégal depuis le XVIIe, des dossiers innombrables, des correspondances offcielles ou privées des gouverneurs au nom du Roy, des bouquins introuvables, rarissimes et précieux, et aussi un fatras bon à brûler. Tout cela a été inventorié, classé, rangé, dans un grand immeuble tout neuf mis à la disposition de la science franfaise.
A Présent, son service marche à peu près tout seul avec l'aide de quelques nègres dégourdis. Tout de même, il faut surveiller et traiter un certain nombre de petits problèmes. Entretien et amélioration du bâtiment… relations avec les finances, les imprimeurs, les libraires, les savants étrangers, les touristes, l'Enseignement, les Missionnaires, et coetera.
Quel saut dans la vie moderne ! Afrique des contrastes : pirogues, chevaux, solitude, sauvagerie des solitudes et des êtres. Et ici, paquebots, avions camions, ville champignon, béton armé. J'en suis abasourdi.
Il y a un mois juste, j'étais encore à cheval, suant sur une vieille selle et jouant au sauvage. Me voilà assis derrière une vaste table, très “homme d'affaires moderne”, avec un téléphone, un secrétaire, une dactylo, un planton, trois employés.
J'aimerais que tu puisses voir mon personnel.

J'ai installé mon lit de camp, tout en haut de l'Institut, dans le belvédère qui le surmonte comme une pâtisserie octogonale ; mes livres et mes négreries, dans une pièce vide du 3e étage… Novembre est ici un mois lumineux. De ma tour, j'écoute Dakar s'éveiller : les trompettes de l'artillerie, les clairons des tirailleurs, les coqs, les milans (je mettrais une écouffe sur les armes de Dakar, une écouffe et un baobab). »
(A sa mère, Dakar, 23 novembre 1938.)

Ainsi s'organisait pour lui une vie assez agréable, assez excitante. Le Foucauld du mois de novembre ramènera Mme Viellard près de son mari. Ils habitent alors une dépendance de l'I.F.A.N. : une maisonnette sans apparence, mais confortablement isolée dans le jardin de l'Institut. Le milieu est ouvert, amusant et composé surtout d'intellectuels. Il y a :

Par-dessus tout ce monde règne Théodore Monod, que l'I.F.A.N. recevait comme premier directeur, vers le temps même où Gilbert s'installait à Dakar.

« Je crois qu'il est bien, écrit-on à Beaurepaire du nouveau patron. Il a exploré le Sahara et écrit des livres de science. Il a raconté ses voyages dans un petit livre, Méharées. Il est effroyablement calé, surtout en sciences naturelles. Au début, on le prendrait pour un dictionnaire ambulant. Mais c'est un dictionnaire qui a compris son contenu. Il est beaucoup plus humain que son abord un peu froid ne le laisse deviner. »

Très tôt, très vite, Gilbert fut accroché — un peu séduit, un peu dominé — par son patron, le type même de l'esprit polyvalent :

« Frère Théodore est un “phénomène” comme on n'en rencontre pas beaucoup dans sa vie. Ils sont trois frères, fils de Wilfred. Samuel est devenu dessinateur, — Maximilien Vox, journaliste et catholique militant. Théo, c'est le mien. Sylvain, après une dure captivité en Allemagne, est revenu un peu désenchanté. Il est administrateur colonial et s'acquitte de son métier avec une conscience qui stupéfie ses collègues, tout en les forçant à l'estimer. C'est le moins brillant.
Théodore a tous les dons, mais les éteint, pour ne laisser subsister que ce qui sert à la vérité scientifique et à la charité. »

Désormais, chaque courrier emportera en France un couplet à la gloire de “frère Théodore” :

« Monod est bon comme le bon pain, décidément, malgré ses allures dévotes… On regarde s'agîter sous le miscroscope des tas de petits animaux, à la limite de l'animal et du végétal, ou bien j'essaie de le lancer sur le terrain religieux . Il est très protestant, mais d'une secte à lui, semble-t-il, pas très sûr de la toute-puissance de Dieu, et jusqu'à quel point croit-il à la divinité du Christ ? … Il est très intéressant. Sa puissance de travail et la régularité de sa vie sont admirables. »
(A sa mère, Dakar, 11 novembre 1938.)

Et un peu plus tard :

« Monod me montre une amitié bourrue et délicate. Je fais de la botanique sous sa direction. je t'ai déjà dit comme nous avions des goûts communs : l'histoire naturelle, l'arabe, la brousse ; c'est la première fois que j'approche un homme qui approche du saint, en tous cas de l'homme de bien. Munis d'une vieille auto, nous herborisons et pêchons des bestioles autour de Dakar. La voiture nous contient : deux femmes, trois mioches, la musette à bocaux, le papier de l'herbier et les comestibles du goûter. L'après-midi de Pâques, je suis allé avec lui sur la plage située au bas du phare des Mamelles. Elle est accessible par une vallée où sa vieille voiture fait merveille. Les promenades en sa compa gnie sont très enrichies par tout ce qu'il sait. Aucun coin de l'histoire naturelle ne lui est étranger. Les falaises sont en tuf volcanique, tantôt léger et plein de bulles, comme des pierres ponces, tantôt dur et lourd comme un métal fondu. On trouve, sertis dans la masse, des médaillons de cristaux verts et jaunes, de l'olivine. Au bord des vagues, les falaises ont fondu et ont pris des formes extraordinaires de sucres d'orge inégalement léchés. Monod est un grimpeur intrépide. Les poches bourrées de plantes et de cailloux, nous étions aussi heureux que ses propres enfants qui sautaient dans le sable après un premier bain. »
(A sa mère, 11 avril 1939.)

« Monod, je n'ose plus t'en parler. Je le vénère. Grâce à lui, la vie est agréable et je ne m'imagine pas que je mène une “vie de bureau”. Il arrive à me faire travailler. C'est le comble… il me rend capable de tout, de travailler le14 juillet et de compter sous un verre grossissant les 29o anneaux ventraux d'un petit serpent. »
(Dakar, 14 août 1939)

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