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R.P. Patrick O'Reilly
Gilbert Vieillard. Mon ami l'Africain

Edition privée non-commerciale. Dijon. 1942. 167 p


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Inhumé au cimetière militaire de Vaucouleurs

Par le truchement de sa correspondance, qui forme la trame même de ce mémorial, pas à pas, nous avons suivi Gilbert à travers les vicissitudes de son destin terrestre.
Pouvions-nous rencontrer un guide plus spontané, plus vivant et, on l'a bien senti à certains détails, plus sincère ?
Témoignons donc notre gratitude aux deux femmes qui eurent le gentil courage de confier à des mains étrangères — aussi cordiales et discrètes qu'elles voulussent être — ces lettres, leurs archives secrètes et désormais le seul trésor de leur amour dévasté par la mort.
Au moyen de ces témoignages drus et directs, dans la mesure où un être peut se connaître, peut se reconnaître, et discerner les cheminements de son âme profonde, Gilbert lui-même se chargea de nous enseigner l'essentiel de son existence, tout ce qui avait remué quelque chose en lui, tout ce dont il avait réellement vécu.
Maintenant que nous l'avons entendu dire ce qu'il pensait de lui-même, il nous reste de prendre une vue générale de son esprit et, par l'extérieur, de faire le tour de son personnage. Oui, brisant les cadres un peu brutaux des images chronologiques, qui passèrent sous nos yeux, ordonnons les impressions qu'elles nous suggérèrent et tentons de retrouver son amical visage.

Pour le délimiter d'une esquisse légère, l'approcher et le saisir de mon mieux, j'écrirais volontiers, tout d'abord, qu'il était assez peu de son temps, comme il n'était pas du tout d'un pays, d'une caste ou d'une race. Cela frappait en lui. Il vivait dans un extrême détachement ; détaché des choses, détaché des êtres et, malgré cet indispensable attachement naturel qu'on nomme égoïsme, assez détaché de lui-même. Il se mouvait quotidiennement dans ce climat irréel, — à vrai dire plus absolu que le nôtre, qui est celui des poètes, des artistes, de tous ces vivants qui ne semblent jamais très assurés de leur entourage immédiat et même à vos côtés, semblent s'adresser, selon des voix intérieures, à des présences invisibles, là, un peu plus loin, derrière vous. Les mots sur ses lèvres s'amplifiaient de résonances lointaines, souvent graves, de correspondances d'un autre monde. Pénétrant plus avant encore dans ces régions mystérieuses, il était de la race de ceux qui ne se trouvent ni effrayés ni dépaysés par le silence, savent se taire, aiment se taire. Et son sourire, et ses gestes !
Dans ces parages, s'originait aussi une subtilité, une mobilité qui expliquaient pour une part le besoin de changement, si curieux en lui. J'ai souvent remarqué combien ceux mêmes qui lui étaient le plus attachés et qu'il aimait davantage, manquaient de prise sur lui, sans trop savoir s'il se fuyait ou si, au contraire, quelque démon intérieur l'accaparait tout entier.
Une manifestation sensible de cette “inconstance” se traduisait dans le besoin de modifier son aspect extérieur. Enfant, il enfilait des robes de Touareg ; à vingt ans, en Syrie, il jouera au soldat, heureux de “tenues” fantaisistes ; étudiant, on le verra apparaître, à Bornambusc, chez lui, sous les accoutrements les plus inattendus. Africain, chaque fois qu'il le pourra, — trop souvent même alors que (selon des conventions dont il se moquait bien) il ne le pouvait pas, — il s'habillera à l'indigène. Il se rase les cheveux, laisse pousser sa barbe à la mode locale, marche pieds nus dans des sandales, se passe les ongles au henné. Au front même, on s'en souvient, il sera gagné par ce même besoin, s'atifféra comme un Marocain. Alors, grâce à son teint basané et à sa connaissance de l'arabe, il joint à cette sortie de lui-même un côté de mystification et de canulard. Il m'écrit: “Je raconte aux péquenots que je suis un Marocain qui parle un peu le français.”
Toujours cet incoercible besoin de sortir de lui-même, de se dépayser, cette insatisfaction chronique de son personnage, qui le fait rechercher de se vêtir d'autres livrées, pour être “un autre”, plus sympathique à son propre regard. Toujours ce sentiment de jouer la comédie, un rôle, de ne pas se prendre au sérieux, et l'illusion de pouvoir changer de peau en changeant de costume. Par là il s'insère assez bien dans cette génération de l'après-guerre, qui a la bougeotte, l'aventure et le dépaysement dans le sang. Je pense ne pas me tromper en disant que son attachement pour l'Afrique, — amour qui trouvera des racinations extérieures, — dans sa sensibilité profonde, trouve naissance de ce côté-là.
Car il prenait souvent en grippe la vie qu'il menait et sentait alors le besoin du large, rêvant d'une existence simple, naturelle et sans complications. Il fuyait les êtres qui se montraient à lui comme artificiels ou trop conformistes. Bien des aspects de notre civilisation lui apparaissaient vraiment insupportables. Il souffrait dans son tréfonds de la mécanisation envahissante. Nous en souffrons tous, plus ou moins, mais enfin, tous, plus ou moins, nous l'acceptons, pactisant avec l'ennemi. Lui, Gilbert, n'acceptait pas. Il était là-contre, en état permanent de rébellion, gardant pour les machines et, en général, pour toutes les mécaniques, un sentiment d'arrière-coeur, qui ressemblait à de la haine. Je ne l'ai jamais vu se servir d'une machine à écrire, ni même d'un stylographe. Il utilisait une plume. Un poste de T.S.F. l'aurait fait fuir au diable. Il vivait sans montre et, à la fin de la guerre, au milieu de ses Marocains, obligé par ses fonctions d'en posséder une, il réclame à sa mère “un gros oignon dans un boîtier de mica, qu'on pourrait suspendre au bout d'une ficelle”.

« Combien nous communions dans la haine des “machines”, écrivait-il un jour à son père. Certes, c'est un de mes sentiments les plus profonds et les plus vifs, tellement que j'ai de la peine à l'analyser. Mais si j'arrive à le trouver absurde, ce sentiment, je n'arrive pas à l'atténuer. Il y a de tout, là dedans, haine de la laideur, … et pourtant, j'arrive à comprendre la beauté d'une grosse voiture, d'un pont métallique, d'une gare, grand port terrestre ; mais beauté inhumaine et qui me fait littéralement peur. Et aussi sentiment d'infériorité devant des machines que je ne comprends pas — et sensations de tous les efforts, de toutes les fatigues, et de tous les abrutissements tristes des hommes qui ont peiné dans une usine pour fabriquer ces monstres, et haine de la vie qu'elles ont contribué à créer, brutale, rapide, sans loisirs, toute d'effort et de joies excessives, et haine des hommes modernes et de l'esprit moderne… Là-dessus on me ferait délirer pendant des heures d'affilée… ! Mais le jour où l'un de nos parents a emmanché la première hache en silex, il y eut sûrement quelqu'un pour regretter le temps où l'on attrapait le gibier à la course. »

Dix années plus tard, accompagnant un camarade qui prenait l'avion à Dakar, il eut devant le gros Latécoère des réactions analogues, dont il fait part à sa mère :

« Curieuse vie moderne, très nouvelle pour moi. L'aérodrome avec ses feux rouges, l'immense tramway volant, ce fuseau de métal, comme un grand métro confortable, lumineux, nickelé, qui pique dans la nuit au-dessus de solitudes épouvantables, et les petits hommes, si petits et si forts, si minuscules dans les hangars grands comme des temples d'Egypte, si petits avec leurs émotions, leur froid aux pieds, leur froid au ventre, leur froid au coeur. Toute émotion humaine paraît ici déplacée : les femmes retiennent leurs larmes. Il s'agit d'avoir l'air moderne précis, net, mécanique, des espèces d'insectes métalliques adaptés à ces engins. C'est du moins mon impression, mes compagnons doivent avoir les nerfs moins sensibles… Tu sais notre horreur des quais de gare. »

Parmi les plus monstrueuses et les plus inhumaines des mécaniques, il plaçait la guerre. Une anecdote. C'était vers le temps où l'esprit de Genève soufflait chez nous. Dans la presse on luttait pour retirer des mains des enfants les trompettes et autres jouets militaires. A l'usage des grandes personnes, cette propagande placardait sur les murs de la France d'immenses affiches qui, par la perspective de raids aériens, voulaient braquer contre la guerre des consciences apeurées. Une mère hagarde, les yeux exorbités, y couvrait de ses bras un nouveau-né, qu'elle pensait protéger ainsi d'une pluie de torpilles. A la vue de cette horreur, je fus un jour gratifié, boulevard Saint-Michel, d'une diatribe contre la guerre. Gilbert me parlait avec la compétence d'un connaisseur, la sensibilité d'un écorché et cette chaleur froide, ce calme passionné, qu'il apportait dans la discussion, lorsqu'il s'y donnait tout entier.
J'avoue une réaction un peu vive. Je rentrais d'Allemagne où j'avais vu, non plus des affiches, mais piquées çà et là sur les trottoirs mêmes des villes, d'immenses torpilles aériennes de trois mètres de haut, qui ne m'étaient pas apparues comme des colombes, messagères de la paix universelle.
Aussi intelligent et perspicace qu'il fût, ces menaces et le spectacle du monde d'alors ne parvenaient pas à le décourager. Même si les pires catastrophes devaient éclater demain, il ne désespérait pas d'un aménagement intelligent de notre planète, d'une harmonie possible entre les hommes. Il haïssait les machines de guerre, mais croyait aux hommes de bonne volonté. La générosité de Gide le touchait. Il emportait dans ses randonnées une édition portative de ses morceaux choisis, petit livre trapu, recouvert par lui d'un cuir africain. Qu'il existât un certain nombre de Français comme Duhamel, cela le consolait beaucoup. “Dommage, me disait-il, qu'ils tirent tous à hue et à dia.”
Il devait mourir de cette générosité et a, du reste, fait la guerre d'une manière assez curieuse pour un volontaire :

« Je puis t'assurer, m'écrivait-il, que mon coeur n'a pas une once de haine en lui. Je voudrais embrasser tous ces pauvres gars d'en face, si sûrs de faire leur devoir en tuant du français. »
(8 mars 1940.)

Et encore, une semaine plus tard :

« Allongé dans un labour caillouteux, je regarde sans haine le soleil qui joue sur les casques de leurs guetteurs. J'ai vu, il y a quatre jours, au bout de ma mitraillette, le large dos d'une sentinelle, et je pouvais me replier impunément par les bois. Le brave Fritz, ingénument, battait la semelle, faisait pipi… Tu penses bien que je n'ai pas tiré. La nuit, la règle est de tuer, le jour, de se contempler. »

L'idéal dont il rêvait, celui qu'il essaya de réaliser, était un composé modeste, peu éclatant, mais sans vulgarité, savoir : une bonne philosophie, un amour tempéré de la vie, l'acceptation de l'inévitable et, surtout, beaucoup de bonté. Il développait cet esprit dans la simplicité des joies communes, accessibles à tous.
Il mettait au premier rang de ces joies simples la compréhension des choses de la nature. On a vu apparaître, au cours de ces pages, la vivacité de son amour des bêtes et des fleurs. La plume bigarrée d'un oiseau rare, quelques pétales desséchés, une fleur, une feuille — voilà ce qu'il joint à ses lettres comme un témoignage de ses bonheurs :

« Je trouve tout juste le temps de t'envoyer ces petites fleurs séchées à trois pétales, les Monodara tenuifolia. Ces fleurs à trois pétales sont parmi les premières qui soient apparues sur la terre après le règne des fougères et des sapins. »
(A sa mère, en tournée, 4 mars 1937.)

« Ici, tout est à la joie. Ma case est pleine de cris d'hirondelles, ma table fleurie. Le soir, je fais des promenades en pirogue, à la perche. Je rapporte des canards, des nénuphars, des lotus et d'autres fleurs et oiseaux inconnus pour moi. Je t'envoie la fleur sacrée, le lotus bleu, qui ne me parait pas “craindre le brûlant soleil”. J'en ai un gros bouquet devant moi, qui embaume la pièce. »
(Billet à sa mère, Say, 16 février 1927.)

Les grands plaisirs de sa vie furent de cet ordre, le spectacle sans cesse renouvelé des jeux du soleil sur les horizons qui , l'entourent, la contemplation des campagnes africaines… Comme d'autres recherchent dans la communion de leur Dieu, au début de la journée, des forces pour la tâche quotidienne, Gilbert, pourtant assez indolent, était debout chaque matin à l'aube, pour assister à la levée du jour nouveau. J'ai trouvé dans ses papiers la copie de cette citation du Père Labat, qui écrivait au début du XVIIIe siècle : “Il y a des matelots chrétiens, surtout les Dieppois, qui ont une autre coutume, c'est de saluer le soleil, quand il se lève, en lui ôtant leur bonnet et en se tournant respectueusement de son côté…” Il se sentait le frère de ces pêcheurs normands, lui qui écrivait :

« Mes plus beaux souvenirs sont ceux des aurores solitaires, contemplées en tant de lieux divers, sur les eaux et sur les montagnes. »

L'hiver normand le désespérait, tellement pendant “ces moisfroids et noirs, ces mois à suicide”, il avait la nostalgie de l'air méditerranéen, de la chaude clarté des tropiques. Il a parlé quelque part de “l'abomination de la désolation de certains hivers parisiens” ; mais aucun chagrin, nulle dépression, si grave fût-elle, rien n'a jamais pu résister chez lui au retour du printemps. Le soleil purgeait toutes ses tristesses : c'était vraiment en lui un rebondissement de la vie.
Il n'était pas blasé sur les plaisirs simples. La marche, la nage resteront toujours ses moments de vraie détente. Tout jeune, parmi les éboulis calcaires de Bruneval, à la Valeuse du Curé, à la rue d'Euqueville, dans les genêts, à travers les sentiers de la pêche et de la contrebande, nous passions des après-midi à escalader les falaises du Pays de Caux. Parisien forcé, ses meilleurs dimanches sont ceux qu'il va passer en forêt de Fontainebleau. L'Afrique ne fit que développer ce goût de la marche et de la grimpade. Il commença par faire comme tout le monde et arriva là-bas avec un fusil. Très vite, il ne se soucia plus du tout de cet engin. Dans la chasse, il discernait deux plaisirs : l'observation des bêtes et leur capture comme gibier. Il conservera le premier et déléguera le second à des mercenaires :

« Je n'ai plus de fusil. Et je n'en ai que l'esprit plus libre pendant mes promenades. »
(5 juillet 1927.)

Dans le monde assez racorni et sec où nous sommes engagés, Gilbert surprenait comme un être de sympathie… Toujours cette impression qu'il n'était pas de notre temps.
Bien que timide, entier et très fier, il avait la bonté dans le sang, la vraie bonté, celle qui n'est pas le calcul d'un intérêt vertueux ou égoïste, mais la donation spontanée d'une âme ouverte. Encore lui fallait-il se sentir en confiance, ce qui n'était pas toujours le cas. Les grandeurs établies le rétractaient. Il s'effarouchait du monde et les “relations” l'ennuyaient. Le désintéressement — désintéressement n'est pas assez fort, il faudrait écrire le mépris, presque la haine — oui, la haine qu'il témoignait pour tout ce qui sentait l'artificiel ou le bluff était quelque chose de très profond en lui. Mais au demeurant, il aimait à plaire et une fois sorti de la zone des obligations mondaines ou des contraintes officielles, il se montrait avec tous véritablement amical.
Particulièrement avec les enfants et les simples. Dans toutes les maisons où il pénétrait, Gilbert accrochait sans difficulté la jeunesse. Ses retours y étaient toujours des événements. Doux, bienveillant, resté lui-même très jeune, les moins de treize ans faisaient cercle autour de lui. Il les traitait avec une gravité, un sérieux, qui plaisent davantage aux enfants que des attitudes faussement puériles. Il savait les intéresser et éveiller chez eux le goût des aventures, celui des pays lointains.
Quand il montrait de vieilles curiosités africaines à ses jeunes amis, il ne savait pas résister à leurs regards de convoitise. Leurs désirs étaient aussitôt comblés que saisis. Pour eux, il se dépouillait de ses objets les plus chers et les plus difficilement recueillis, mettant par-dessus tout la spontanéité dans le don. Ainsi ai-je rencontré des serrures touarègues, finement ciselées, qui traînaient dans des nurseries normandes entre des ours en peluche et des pièces de mécano. Ses collections d'insectes furent distribuées à des amateurs en culottes courtes. Le fugitif plaisir d'un instant, — aussi disproportionné que cela puisse nous paraître, — compensait dans l'esprit de Gilbert l'abandon d'une chose précieuse. Je ne pense pas qu'il ait alors été poussé par le chimérique espoir de susciter ainsi une vocation. Il était seulement généreux.
Cette aisance à se déposséder de ce qui lui tenait le plus à coeur me semble tout à fait caractéristique de sa personnalité. Sa générosité ne connaissait pas de limites, ne s'arrêtait pas aux choses essentielles, aux objets de première nécessité. Son propre travail ne trouvait même pas grâce devant son esprit de dépouillement. Comme je recherchais la série des articles publiés par lui, sa femme me dit qu'il ne serait jamais venu à la pensée de Gilbert d'en conserver une collection. Il distribuait même des manuscrits encore inédits, des dessins dont il ne gardait par devers lui ni un double, ni un relevé. Ainsi son ami Edmond Le Blanc possède-t-il un certain nombre de contes peuls ornés de dessins à la plume et de gouaches qu'il m'assure n'avoir jamais été publiés. Gilbert les lui avait offerts quelque jour, un peu dans un mouvement naturel de détachement, et peut-être aussi, poussé par le besoin de prouver la sincérité de son amitié. Célibataire, il répartissait autour de lui tout ce qui ne lui était pas essentiellement nécessaire, tout ce dont les autres semblaient manquer. Ainsi abandonna-t-il entre les mains de camarades ses fusils, ses livres et ces mille objets de confort qui rendent plus aisée la rude vie des broussards imprévoyants. Soldat, il donnera aux Marocains de son groupe les lainages qu'on lui envoie :

« Le passe-montagne bleu encadre admirablement le bronze du nègre de mon équipe. »

Dans l'usage quotidien d'un ménage, ce détachement franciscain prenait parfois des allures de catastrophe.

« Je n'ai plus rien à me mettre, écrit-il à sa mère en octobre 1938. Henriette va être furieuse : je crois que j'ai distribué presque toute ma garde-robe européenne et jusqu'à mes draps. »

Dix ans plus tôt, dans le post-scriptum d'une lettre à sa mère, il avouait en plaisantant :

« Quelle horrible chose me dis-tu, que j'aurai unjour le goût de l'économie ! Jamais cet horrible vice ne m'envahira. Je ne veux rien posséder. Je ne m'attache pas beaucoup aux objets et aussi je ne veux pas m'y attacher. Je vends ou je donne tout ce qui ne m'est pas indispensable. »

Cette générosité, cet extrême désintéressement personnel était sans doute ce qui frappait d'abord les indigènes et, d'emblée, les lui attachait. Il est d'autres éléments de prestige que l'éclat ou la force.
Aussi simple que bon, son autorité ne se montrait jamais méprisante ou hautaine. Jeune Africain, très vite il s'était dépouillé vis-à-vis des natifs de ce sentiment intime de supériorité sociale ou raciale, propre à tant de coloniaux.

« Autant les Arabes me plaisaient, autant je me méfiais de ces grands êtres noirs, lippus, crépus, aux yeux sanglants, écrivait-il au début de son séjour en Afrique. J'ai complètement changé à leur égard. Je les voyais comme de bons toutous, toujours un peu risibles ou féroces… Mais non. On peut trouver chez les noirs beaucoup de gens dignes d'estime et de sympathie. Au moins autant que chez les “oreilles rouges”, si ces choses-là étaient susceptibles d'évaluation. »
(A sa mère, Say, 4 mars 1927.)

En présence d'un être, quel que fût son vocabulaire, son indice nasal ou la pigmentation plus ou moins foncée de son épiderme, il recherchait l'homme et son meilleur visage. Réellement, il se plaisait davantage aux côtés d'un berger peul, qui lui paraissait agréable, qu'en compagnie d'un homme de sa race, fût-il une puissance, pour peu qu'il ait reconnu en lui un cuistre, quelque intrigant ou, qui pis est, les sentiments d'une âme basse.
Ce plain-pied, cette aisance de relations, ce parti pris de bienveillance et la cordialité foncière qu'il témoignait aux indigènes expliquent, ce me semble, la facilité avec laquelle il gagnait leur confiance. Les Peuls, d'habitude si réticents, ne se seraient pas livrés à lui s'ils ne l'avaient trouvé, non seulement humain, mais plein de sympathie. Lettrés ou porteurs, ils se sentaient aimés.
Sa rare connaissance des langues aidait bien les choses. L'arabe, les différents dialectes peuls, lui étaient familiers. Et puis, quitte à se brouiller en haut lieu, il protégeait de son mieux ses administrés, prenant leur parti, leur défense, selon toute la mesure de ses moyens et la légitimité de leurs plaintes.

« J'ai eu des démêlés avec mes chefs à propos d'un salopard de contremaître qui martyrisait ses manoeuvres. Mon don-quichottisme n'a pas plu. Mais je suis content de n'avoir pas capitulé. Je serai toujours un mauvais fonctionnaire. »
(A Jean Pédron, Mamou, 10 février 1936.)

Il se calomniait du reste en se classant parmi les “mauvais fonctionnaires”. Ce n'était pas exactement un mauvais fonctionnaire ; c'était un fonctionnaire difficile à caser.
L'administration coloniale est ordonnée vers des buts précis. Elle est sans cesse préoccupée de résoudre des problèmes d'ordre pratique : la rentrée des impôts, la construction de routes, la justice à rendre, l'ordre à faire régner comptent parmi les plus visibles. Quand il lui tombe pour ces besognes un linguiste, un amateur de coléoptères, voire quelque authentique poète, elle s'en trouve d'abord embarrassée et tâtonne quelque peu pour choisir une place appropriée à des talents si spéciaux. Gilbert avait tout de même fini par se faire un trou. Et l'on doit reconnaître en faveur de ces bureaux, trop souvent justement maudits, qu'à partir du temps où il sera détaché en mission, son devoir d'état coïncidera avec sa vocation personnelle. Il est vrai que d'aucuns prétendaient pouvoir l'endermer ainsi dans une vulgaire besogne d'informateur, qui auraient aimé utiliser à leur profit les matériaux qu'il rapportait en abondance et d'une si belle qualité
Car il y avait en Gilbert un africaniste de très grande classe. Il comptait pour cela de nombreux atouts dans son jeu. Et d'abord une science qu'on peut bien dire unique du peul. Henri Gaden affirma un jour :

« Peut-être n'achèverai-je pas mes travaux et ne mettrai-je jamais le point final à mon dictionnaire. Mais je puis mourir en paix. Il y a un homme qui sait le peul aussi bien que moi et qui continuera mon oeuvre : c'est le petit Vieillard ! »

Il parachevait cette connaissance de la langue par sa maîtrise de traducteur. Ses “Poèmes peuls du Fouta-Djallon” sont rendus dans un français nuancé, plein d'art et de vérité. Ils conservent à merveille la concision et l'élégance du style, la correction de la langue, la frappe si nette du vers original.
Par ailleurs, rien de l'ethnographe en chambre qui met en oeuvre des données livresques ou spécule à l'aide de notions hâtivement recueillies sur le terrain. Sa longue fréquentation des cases et des villages peuls aidant ses dons naturels d'observateur, lui a donné de ces populations une vue domestique, une vue intime, faite de compréhension et d'amour. Il s'était créé entre cette race et lui une sorte de communauté de sentiments, d'harmonie de pensées qui dépassera toujours les ressources de l'érudition, et les plus abondantes bibliographies. C'est par l'intérieur, — j'allais écrire d'intuition, — qu'il connut les Peuls. Un grand colonial m'assura un jour, après la mort de Gilbert :

« Avec Vieillard s'en va la connaissance réelle des Peuls. On retrouvera sans nul doute des professeurs qui compileront des textes, on retrouvera des scoliastes ou des linguistes, mais nous manquerons toujours d'un maître qui ait possédé à ce point le génie de cette race pour en avoir obtenu l'amitié. »

Sa plume souple aurait fait le reste et rendu lisible une oeuvre qui s'annonçait lourde et toute chaude de cette connaissance qui domine la science. Il n'est pas jusqu'à son horreur des mécaniques qui ne l'ait ici assez bien servi en l'éloignant de la photographie pour le tourner vers les pinceaux et l'encre de Chine. Ses derniers travaux, en cours de publication à Dakar, seront exclusivement illustrés de dessins où l'on reconnaîtra une main ferme, un oeil vif à saisir, avec le minimum de moyens, la structure essentielle d'un visage ou les éléments caractéristiques d'un objet usuel.

Le colonial que j'ai cité plus haut concluait ainsi ses remarques :

« Croyez-moi, notre ami n'était peut-être pas noté comme le modèle des fonctionnaires, ni comme un administrateur hors pair. Et pourtant, un Vieillard compense les insuffisances, répare les erreurs, rachète les maladresses d'une pléiade de nos représentants là-bas. Si l'Afrique nous reste fidèle dans nos malheurs, c'est qu'il se sera trouvé auprès d'elle un certain nombre d'hommes de sa trempe, qui, ayant vécu proches des indigènes, les auront compris, les auront aimés et auront su traduire ces sentiments dans leurs actes.
Quand les nègres sauront lire, ajoutait M. Delavignette, ils riront des gros bouquins où nous avons tenté de les expliquer. Ce sera dans des oeuvres comme celles de notre ami qu'ils iront puiser la connaissance de leurs traditions. Parce qu'ils y découvriront l'étincelle de l'amitié et celle de la vie. »

Il avait bien senti cela, le vieux chef indigène qui, apprenant le départ de Vieillard pour la guerre d'Europe, s'en vint de fort loin le saluer avant qu'il ne quittât Dakar. Quel témoignage que cette démarche ! Je veux voir dans cette étreinte l'expression symbolique de la gratitude de l'Afrique envers ce gentil Français qui ne devait plus revoir ces terres où il avait laissé le meilleur de lui-même !

Parmi ses attachements, son grand amour, toute sa vie, sera pour sa mère.
Qu'il est donc difficile d'écrire les choses ! Cette affection était si tendre, si délicate, si profonde que, je le sens bien, ce sera la profaner que d'y faire une allusion trop marquée ; mais je sens aussi, — et avec une égale intensité, — qu'un tel exemple tient à tous et qu'il peut être nécessaire d'en faire confidence, à voix basse, pour ses amis, afin de dégager cet aspect secret de son intimité.
Dans une de ses lettres syriennes à sa mère, — elle est datée de Bogras, le 5 juillet 1920, — j'ai relevé cette phrase :

« Je suis toujours avec toi par la pensée. Mes heures de garde s'écoulent vite dans des entretiens comme jamais nous n'en avons eu ensemble, comme peut-être nous n'en aurons jamais. Que de belles lettres tendres je t'ai écrites, alors que le soleil me cuisait le crâne ou au clair de lune… »

Et vingt ans plus tard, en pleine bataille, un de ses derniers signes de vie, — vingt mots au crayon sur une carte militaire, — est le suivant :

« Ma maman, Le coucou chante sous les feuilles.
Qui, quoi peut faire taire un coucou ?
Qui, quoi peut faire arrêter mon coeur qui pense à toi ? »
(27 mai 1940.)

Cette incessante pensée maternelle, n'est-ce pas que cela doit être dit ?
Ce vagabond aimait sa mère d'une affection assise, directe et simple, qui comptait parmi ses sentiments essentiels et le ramenait secrètement dans un monde d'où bien d'autres influences eussent parfois tenté de l'exclure.
Ce n'est point qu'il ne la contristât parfois : des absences, quelques brusques départs, certaines décisions peu explicables pour ses parents leur faisaient de la peine. Il était le premier à en souffrir. Mais de loin, s'agissait-il de sa mère, le fantaisiste devenait constant. Le facteur déposait souvent sur le coffre de l'entrée, à Beaurepaire, des lettres qui portaient dans la claustration assez désolée de cette demeure solitaire l'apaisement d'une présence, d'un souvenir, d'une espérance.
Des centaines d'entre elles me furent communiquées. Bien d'autres se sont égarées. Courts billets griffonnés au crayon, sur le terrain de l'action, ou lettres rédigées d'une écriture plus suivie au verso d'une feuille administrative (de toute son existence, il n'a jamais acheté une boîte de papier à lettres et s'emparait du premier papier blanc qui lui tombait sous la main), le meilleur Gilbert se fait jour dans ces entretiens abandonnés et cordiaux, où se dévoile l'aspect secret de sa vie. Il y apparaît plus ou moins en train, — cela va de la verve joyeuse des bons jours aux considérations plus amères des heures sombres, — mais toujours on le sent porté, guidé, dominé par son affection.
C'est elle qui dicte ces mille détails qui s'en iront à Beaurepaire, rendre présent l'Africain absent. C'est elle qui anime ses monologues, donne le ton de ses descriptions, crée l'atmosphère si humaine, si sensible, si vivante de sa correspondance. S'il insiste sur ses émotions d'artiste, s'il dépeint longuement telle promenade ou tel coucher de soleil, c'est que sa mère est dans la perspective naturelle de son esprit, comme il est sous la dépendance de son coeur. Tout est écrit en fonction d'elle. Il sait ce qui sera aimé ; les passages qu'on lira aux visiteurs, ceux qui seront réservés aux intimes, les paragraphes enfin qu'elle gardera secrètement par devers elle pour les relire le soir, seule, après avoir récité son chapelet devant les chers souvenirs de l'absent.
Je voudrais pouvoir dire le ton affectueux de ces lettres, leurs trouvailles de délicatesse, de compréhension, leurs élans soudains, leur fraîcheur grave, leur respect candide.

« Te voilà encore malade, ma pauvre maman martyre. Es-tu rapicoussée maintenant ? Je t'aimais mieux malade, quand j'étais petit et que j'étais là. Te souviens-tu ? Mais maintenant je ne veux plus… »
(A sa mère, Say, 9 avril 1927.)

Et dix ans plus tard, à la suite de quelque nouvelle et grave opération :

« Je suis “heureux” que tu me parles enfin de ton pauvre corps. Comme tout cela est horrible à imaginer. Se représenter les intérieurs du corps, même en santé, m'a toujours été très désagréable. Mais penser que c'est le tien, et que tu as souffert tout cela .»
(Mamou, 2o février 1936.)

Les anniversaires ramènent toujours des attentions charmantes. Beaurepaire est inondé de tout ce que le coin d'Afrique où vit Gilbert fabrique de plus somptueux ou de plus décoratif. Et durant les périodes de vaches maigres, au moins trouve-t-on une cabriole :

« J'aurais voulu t'offrir quelque chose, ma pauvre mère. je n'en ai pas les moyens. Je suis toujours un trou à sous. Il y a de mes camarades, à solde égale, qui économisent mille francs chaque mois, au moins. Et moi, j'arrive à peine à boucler le mois, et j'ai toujours de petites dettes à la traîne. “Heureux l'enfant qui rapporte à sa mère un coeur honnête avec un peu d'argent” (bis)… Je crois que tu devras te contenter de mon pauvre coeur… si ça continue. Et pourtant, je t'ai envoyé, en pensée, bien des choses… “le mois prochain”. Quel triste enfant tu as mis au monde. »
(A sa mère, Say, 3 1 décembre 1926.)

Même la guerre n'interrompt pas cette fidélité du souvenir filial :

« C'est en faisant la relève entre minuit et une heure que j'ai pensé tiens, quarante ans depuis quelques minutes. D'où pas mal de réflexions, optimistes, grâce aux pieds chauds… Au revoir, ma maman… merci pour la vie que tu m'as donnée il y a quarante ans. Somme toute, j'ai eu beaucoup de chance, de bon heur et de bonheur. »
(A sa mère, dimanche, 31 décembre 1939.)

Cette affection se traduisait, dans la vie commune, par une certaine harmonie préétablie entre leurs deux âmes.

« Sans nous le dire, d'instinct, nous comprenions tout de la même façon», me confia un jour Madame Vieillard. »

Je retrouve dans une lettre d'Afrique la confirmation par le fils de cette affirmation de la mère :

« Merci des Nouvelles Littéraires et du système de communication que tu as établi : par petits signes au crayon sur les articles qui t'ont plu, et par sabrage des dessins qui t'ont déplu. C'est quelque chose. On communie même parfois davantage en lisant, l'un après l'autre, un joli article, qu'en s'écrivant une lettre de nouvelles qui n'intéressent, sur le voisinage, que la partie la pius superficielle de nous, tandis que le Noël de Giovanni Papini et celui de Germaine Beaumont nous font penser que nous aimons encore les mêmes choses ; et c'est presque tout. »
(A sa mère, Mamou, 21 janvier 1937.)

Ce “presque tout” avait de lointaines racinations. Et je ne pense mieux pouvoir achever ce trop long paragraphe que par cette citation de gratitude. Je souhaite à toutes les mères l'équivalent pour leurs jours de découragement ou de lassitude :

« Pauvre petite maman, as-tu quelquefois encore des instants de bonheur ? Quand il fait seulement “trop beau”, que tu ne souffres pas, que tu es en paix avec toi-même, que tu songes à ta vie, où tu t'es en somme vaillamment battue et où tu n'as fait que du bien à ceux qui t'entouraient, je t'aime, ma maman ! Toi, qui m'as appris à écrire avec de beaux modèles : “A coeur vaillant rien d'impossible”. Pauvre maman, qui as tant lutté contre les défauts Vieillard, la paresse et la vanité : c'est à ces choses naïves et vraies que je me raccroche dans les jours néfastes, qui reviennent encore de temps en temps : à ces choses que tu m'as apprises. »
(A sa mère, Douentza, 19 juin 1938.) ,

Avant que de clore le dernier chapitre de ce mémorial, et pour ne pas présenter de Gilbert un masque dépourvu de rayonnement spirituel, je voudrais dire quelques mots de la vie de son âme.
Un de ses amis m'a parlé de lui comme d'un agnostique pur, sans inquiétudes, ni préoccupations d'outre-terre. Et il est bien possible qu'il soit apparu à quelques-uns sous cet aspect. Mais, assurément, il ne découvrait pas ainsi son vrai visage. Cette impassibilité, toute de surface, n'était qu'une feinte.
D'autres, qui l'ont approché de plus près, me disent : “Il était tout ce que l'on voulait : bouddhiste, confucianiste, taoïste, musulman…” Au moins, ce témoignage discerne-t-il en lui une certaine quête de Dieu, des recherches et une appétance, fragmentaire ou momentanée, vers certaines formes religieuses.
Pour ma part, j'inclinerais à penser que sous ces formules de négation, ou de dissidence, il se cachait chez Gilbert plus de traditionalisme qu'il n'en laissait paraître.
Je suis évidemment orfèvre là-dessus. Tout de même, j'ai quelques bonnes raisons de croire que sa mère, le collège où il fut élevé, le contact de certaines âmes, la grâce de son baptême enfin et surtout, déposèrent en lui des stratifications chrétiennes qui, bien que recouvertes de dépôts discordants, bien que bouleversées par de grandes forces éruptives, n'en demeurèrent pas moins les assises fondamentales de sa conscience d'homme. J'ai mal, très mal pu suivre son itinéraire spirituel lors de ses séjours africains. Au cours de ses congés, nos revoirs se plaçaient sous le signe de l'amitié pure. Ni lui ni moi n'appartenions à cette catégorie d'êtres qui se déboutonnent à la première cigarette et peuvent, sans délais, sans adaptations sentimentales, se lancer à coeur ouvert dans les confidences. Balancés entre le passé et l'avenir, nos entretiens étaient ceux de coloniaux et d'ethnographes, tout à leurs travaux, tout à leurs projets. Ses lectures, dont nous discutions quelquefois, me donnaient à penser qu'il recherchait hors des normes chrétiennes l'équilibre foncier de sa vie.
Et pourtant, à certains regards, je le sentais parfois surpris de me découvrir plus humain, plus fraternel, plus proche de lui, qu'il ne l'avait pensé. Un contact semblait s'établir. Une étincelle jaillissait. — “Mais non, ce n'était pas possible, il se trompait !” Et déjà le courant ne passait plus. Aussi me trouvais-je handicapé par mon habit. Cette soutane, — et tout ce qu'il s'imaginait en dépendre par une sorte de fatal corollaire, — me situait à ses yeux dans une sphère théologico-dogmatique, région glacée et glaciale, pour lui inhabitable et où il n'avait nul désir de me rencontrer ni, surtout, de me suivre. Une très vieille amitié jetait par là-dessus des ponts, mais très haut sur la rivière. Il ne lui venait pas à l'esprit que nous pourrions jamais nager là de conserve.
Cependant, de temps en temps, je recevais une lettre qui cherchait en moi le prêtre, un De Profundis clamé en une de ces heures où la prison se reformait autour de lui et où il n'arrivait pas à s'en tirer seul. J'ai retrouvé une de ces lettres, sauvée par la fantaisie d'un mauvais classement de cette destruction que j'ai dite des archives de notre amitié.

« Mon vieux Patrick, m'écrivait-il de Zinder, un vendredi 18 novembre, jour de froid à l'âme — rien n'est plus terriblement triste que la joie du soleil immortel ! — je ne pourrai jamais t'écrire sans penser que j'écris à un chrétien, à mon seul ami chrétien. Ne sois pas fâché que ton individu soit un peu perdu dans le monument entier — et que notre amitié familière, toute enfantine, pétrie de chers vieux souvenirs, ait un peu froid dans l'Eglise… »

Suit une sorte de confession, retour assez désabusé sur son propre personnage, qui dénote rien moins qu'une âme satisfaite et sûre d'elle-même.
La fin de la lettre, bien que moins intime, laisse percer la même inquiétude :

« Je n'ai pas d'ami, je ne vois presque personne, sauf, — ceci va te faire sourire, — un pauvre bougre de missionnaire protestant, Irlandais canadien, ou plutôt Canadien de père irlandais (de Tipperay). C'est un vieil homme de cinquante-cinq ans, avec un cancer et de fréquents accès de paludisme. Il est seul, dans un poste bien ingrat, car il n'a qu'un nombre infime de convertis, des nègres païens venus du diable vert. Il se borne à faire marcher une petite infirmerie et à supporter en souriant les injures des gamins musulmans. Il est empathique, et après tout, c'est le seul homme qui soit ici dans un but désintéressé.
Naturellement, les autres Européens ne le voient pas, avec cette méfiance bien connue du Franfais moyen pour l'étranger, qui est toujours à ses jeux un espion. Maisje suis bien heureux d'avoir cette relation, d'abord parce que cela lui fait plaisir, à lui, et que j'en tire un certain réconfort ; d'ailleurs, il a vécu plus de trente ans dans ces pays et connaît bien les indigènes — quand mon vocabulaire de broken English ne me fournit pas le mot juste, nous parlons haoussa. Il m'a donné un Nouveau Testament dans cette langue. Gilbert converti par le truchement du haoussa : voilà qui serait bien conforme à ma renommée (auprès de toi) de fantaisie ! Mais tu ne me crois pas cabotin à ce point, n'est-ce pas ?
Non, c'est vrai que je souhaite de tout mon coeur redevenir chrétien, mais jusqu'à ma mort je tournerai autour de l'entrée, sans pouvoir me décider. Sais-tu aussi quelle pensée m'arrête, sans doute soufflée par Iblis ? C'est que c'est ma faiblesse seule qui cherche la religion. Que ce n'est pas Dieu en Vérité que je cherche ; qu'il n'y a dans mon désir de Dieu que la frousse du néant et la recherche de la quiétude. Et-ce la peur de l'effort volontaire qui me mène ? Quel délice ce serait de s'abandonner à la volonté d'un autre, si je pouvais en reconnaître la légitimité. Ah ! Si j'avais un atome de foi je serais moine, domestique de moines… Ce n'est pas la fatigue physique, ni la douleur, ni le danger qui me font peur, c'est l'effort ennuyeux, quotidien. Je me sens incapable d'effort. Si tu savais quelle nausée j'ai de moi-même et dans quel désespoir je suis… »

Plusieurs fois me parvinrent des lettres écrites de cette encre tourmentée. Il m'était naturellement impossible d'y répondre d'une manière satisfaisante, d'une manière efficace. L'espace gênait nos relations. Un temps je fus Océanien, alors qu'il pérégrinait à travers les pays peuls. La réponse à des inquiétudes vieilles d'une demi-année risque fort de trouver un esprit tourmenté par d'autres problèmes. Ainsi nous cherchions-nous à tâtons.
La guerre, au contraire, permit une correspondance plus suivie. Alors, l'âme vraiment chrétienne de Théodore Monod l'avait marqué.

« Ma vie a été quelque peu ennoblie par le contact de Th. Monod, un homme très remarquable et d'une vie spirituelle intense ; — évangélique, quelque peu manichéen — ce naturaliste saharien m'a emballé et ma vie en a été un peu changée. »

Il entrait donc en guerre avec une âme déjà préparée. La dure vie de combattant fera le reste, et la proximité du danger.
Qu'avais-je bien pu lui écrire vers la mi-novembre 1939 ? Je n'en sais plus trop rien. Mais il me remercie des “choses fines et fortes” que je lui avais dites.

« Il faut que j'avoue que mes plus solides amis sont des chrétiens, et je suis content que tu n'aies pas tiqué du son parpaillot de ma dernière lettre. Tu as raison… Confirme-moi, ajoutait-il, dans l'idée que, malgré mon métier de futur tueur, je suis dans la voie droite : je n'ai pas de la Patrie une idée très fétichiste, mais je crois que nous défendons un idéal plus humain, plus digne d'être aimé, que les gens d'enface. »
(17 novembre 1939-)

A notre ultime rencontre, vers le 2o mai 1940, il était venu déjeuner avec sa femme chez ma mère.

« Sauras-tu jamais combien ce dernier pain rompu avec toi m'est allé au coeur ? C'était un au revoir à la chrétienté que nous défendons. Si mécréant qu'on soit — mais suis-je un mécréant ? On m'appelle ici “el moumen, — le croyant” , — on est chrétien quand on se bat comme en ce moment contre les Antéchrist ! … Le soir, ajoute-t-il, c'était l'adieu à Delavignette, à la France africaine que j'aime, et qui peut être une belle chose humaine… »

“La chrétienté que nous défendons… La France africaine que j'aime…” Sans trop y penser, peut-être, comme d'instinct, dans ces dix lignes tracées au crayon sur un bout de papier maculé, Gilbert évoquait ses buts de guerre et précisait les causes pour lesquelles il acceptait de mourir. A la fin de ce billet qui devait être un billet d'adieu, la dernière phrase qu'il ait écrite en songeant à notre amitié est une phrase d'Evangile :

« Je t'embrasse, achevait-il. Paix aux hommes de bonne volonté. »

Aussi bien avait-il retrouvé l'essentiel d'une appartenance chrétienne.

« Un brave aumônier, m'annonçait-il vers le temps de Pâques, sur ce ton goguenard qu'il affectait volontiers, lorsqu'il se sentait embarrassé d'avouer une chose d'importance qui n'était pas tout à fait dans sa ligne, un brave aumônier m'a fait le coup de la confession-embuscade, en me collant l'absolution après une conversation amicale. »

L'aumônier savait bien ce qu'il faisait, et Gilbert aussi. En arrivant à Bornambusc, lors de sa dernière permission, lui pourtant si réservé sur les questions religieuses et qui ne pratiquait pas d'ordinaire, raconta aux Paumelle qu'il s'était confessé. Comme une chose d'importance, avec un ton grave et sans badinerie. Un peu comme Péguy annonçant aux siens :

« J'ai retrouvé la foi… »

Cher Gilbert, la photo que tu m'envoyais quelque jour d'Afrique, — celle du pauvre bougre et d'une vilaine maison, celle même que j'ai voulu voir figurer dans ce mémorial, — depuis des semaines elle n'a pas quitté ma table. Au bas de chaque page écrite, j'y ai cherché l'acquiescement de ton regard. Tantôt moqueur et tantôt grave, toujours tu me l'as accordé. De temps à autre, tu prenais toi-même la bonne attitude et me soufflais un souvenir, une date, un détail. Pour te satisfaire, j'ai supprimé çà et là quelques traits qui te faisaient froncer le sourcil : “Pourquoi risquer de faire encore de la peine ? me disais-tu. Aujourd'hui, ce n'est plus du tout nécessaire!” D'autres fois, je t'entendais m'avertir : “En es-tu si sûr? J'étais si changeant, si mobile; n'appuie pas trop…”
Ce soir, seul en face de ton souvenir, seuls comme jamais encore nous n'avons été, seuls comme maintenant, toujours nous allons être, je sens que je n'ai aucun titre à peser ton âme. Plus que personne je sais l'agaçante candeur de ces évaluations. Nos trébuchets sont par trop incertains. Seul pèse les âmes Celui qui les crée et connaît le coeur de l'homme. Et pourtant, Gilbert, je ne puis désormais penser à toi que comme à un être sauvé. Par delà les mille soucis quotidiens et les larmes nocturnes, tu m'apportes la joie, la sérénité et la plénitude des espaces éternellement pacifiés où te place mon espérance.
Ce n'est pas que je veuille monter en Vie de Saint ces quelques moments que tu connus de bonté et de dépouillement ; ce n'est pas que je songe à ton amour, pourtant si vrai, si rare, — ce qu'il y avait de meilleur en toi, — des pauvres bergers peuls, dont tu aimais la vie simple et les chansons ; ce n'est pas que je songe à ces Marocains que tu caressais de paroles maternelles pour les aider à mourir… bagatelles humaines que tout cela !
Mais je songe au grand Amour du Christ pour les mécréants et les parpaillots, et à Sa parole qu'il n'est pas de plus grand témoignage d'amour que de donner sa vie pour ceux qu'on aime. Peut-être s'en trouve-t-il d'aucuns qui n'ont voulu voir dans ton départ guerrier qu'un délire patriotique. Il s'agissait pourtant. bien plutôt d'une nouvelle évasion, héroïque, celle-là!

Pour ma part, je revois ta mort généreuse, la mort du volontaire Gilbert-Pierre Vieillard, dans cette guerre de machines qu'il haïssait.
Ta mort rédemptrice.
Oui, sur le point de te quitter pour toujours, sur le point de laisser partir vers tes amis et tes camarades, peut-être vers des inconnus, ce livre de tes souvenirs, cette parole qu'un jour tu m'as dite me remonte en mémoire :

« Je ne serai purifié que mort. »

Ce qui m'avait frappé dans l'expression de ton regret, ce qui m'avait ému dans cet aveu d'impuissance, c'était le désir de clarté intérieure dont il témoignait. Il te semblait impossible de parvenir à cette conscience apaisée et pure que tu prétendais rechercher en vain. Seule la mort te paraissait capable d'effacer toutes choses et de te ramener, comme par une renaissance, vers une inamissible pureté.
Pouvions-nous songer à cette butte de Lorraine où, la mort dépassée, et au prix de cette mort même, tu devais rencontrer la paix, cette “divine paix” dont tu jalousais parfois ceux qui te semblaient la porter en eux. Je ne serai purifié que mort…

Nous ne savions pas tout alors. On ne sait jamais tout.
Mais je sais, ce soir, que c'était ta vérité.
A Dieu, Gilbert, mon ami Gilbert.

Saint-Martin-dit-Bec, 4 a0ût — Paris, 31 décembre 1941.

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